Quand on entend ce mot – censure – on pense aux moyens qui
peuvent être utilisés afin d’empêcher que certaines idées ou croyances soient
exprimées oralement ou par écrit, ou encore d’empêcher qu’elles soient lues ou
entendues. Il s’agit là de censure que je qualifierai de négative. Ce que j’appelle
la censure positive dans ce texte doit bien entendu être compris par opposition
à la censure négative, mais attention, peut-être pas au sens où vous l’interprétez
a priori. Mon usage des termes négatif et positif s’inspire de la différence
que l’on retrouve dans la philosophie kantienne entre le respect négatif et le
respect positif ; il s’agit de la différence entre interdire quelque chose et
imposer quelque chose. Bref, par ce texte, je souhaite mettre en lumière une
forme de censure qui consiste, non pas à interdire un certain discours, mais à
chercher à en imposer un.
Dans la philosophie kantienne, respecter un être humain
signifie le reconnaître comme un être libre. En tant qu’être libre, il est en
mesure de faire ses propres choix, ainsi on NE doit PAS lui imposer quelque
chose, que ce soit en le trompant, en lui dérobant ce qui lui appartient, en le
menaçant, en portant atteinte à son intégrité physique, etc. Il y a donc des choses
que la morale interdit de faire à un être humain. Il s’agit du respect négatif :
ne pas manquer de respect à quelqu’un. Mais la morale ne comprend pas que des
interdictions, elle comprend également des obligations. Elle commande d’agir de
façon à montrer du respect à autrui, en contribuant à ce qu’il exerce sa
liberté ; il s’agit du devoir d’assistance, de celui d’entraide. En aidant
autrui, on fait preuve de respect positif à son endroit. Pour résumer :
négatif signifie qu’on interdit quelque chose, positif signifie qu’on veut
obliger à quelque chose.
Je qualifie la censure décrite en introduction de négative
dans la mesure où il s’agit de ne pas dire, de ne pas écrire, de ne pas
diffuser. Par opposition, la censure positive consiste, encore une fois, à
chercher à imposer un discours aux gens. On retrouve des tentatives de censure
positive – dont certaines ont du succès – notamment dans une exigence excessive
de reconnaissance de ce qu’on appelle «l’identité» de tout un chacun, une
exigence qui devient de plus en plus répandue à notre époque. On en retrouve
également dans la tendance qu’ont certains activistes, militants ou citoyens
engagés à vouloir imposer aux autres de se soucier des mêmes causes qu’eux. Ainsi,
on veut obliger les autres à dire certaines choses, à adopter un vocabulaire
particulier, voire même les obliger à aborder certains sujets sous prétexte qu’on
les considère soi-même comme importants. J’aborderai séparément chacune de ces
deux formes de ce que j’appelle la censure positive. Vous aurez compris qu’il
ne s’agit donc pas de censure positive au sens de bonne censure : la
censure positive est tout aussi déplorable que la censure négative.
Le mot «identité» est aujourd’hui utilisé à toutes les
sauces, souvent dans le but d’empêcher l’expression ou la diffusion de certains
discours. Il faudrait notamment s’abstenir de critiquer la religion des autres
parce qu’elle fait partie de leur identité. Selon cette position, l’identité
aurait priorité sur le droit de débattre des idées et des croyances : exit
la démocratie. Et cela ne concerne pas que la religion : il ne faut pas
non plus critiquer le transgenrisme ni l’idéologie queer, parce qu’il faut respecter «l’identité de genre» des autres.
Le simple fait de demander en fonction de quelle définition du mot femme un
mâle humain peut être considéré comme une femme est interprété par d’aucuns
comme de l’oppression.
C’est notamment par rapport à l’identité de genre que se
répand la censure positive qui consiste à imposer aux autres une façon de
parler, ce qui est d’autant plus contraignant que cela implique un vocabulaire
composé de néologismes nombreux et souvent compliqués, et non seulement demande
une révision de la grammaire[1], mais
exige même des gens qu’ils sortent des référents socio-culturels auxquels ils
sont habitués, pour adopter des nouveaux référents établis par une frange d’universitaires
et de militants. Jordan Peterson a remarqué avant moi cette façon de porter
atteinte à la liberté d’expression des citoyens, qui a quelque chose d’inédit
et d’encore plus contraignant que l’interdiction de certains discours : on
veut imposer aux citoyens de modifier leur vocabulaire et, du même coup, de
penser en fonction d’une idéologie nouvelle qui s’inscrit en objection avec l’habitude
que l’on a depuis des siècles de distinguer les êtres humains en fonction de
leur sexe.
En effet, la langue française, comme la langue anglaise,
comprend un vocabulaire et des règles de grammaire qui distinguent les femmes
des hommes. Bien que le langage soit toujours une construction sociale, il n’est
pas arbitraire : il conceptualise le réel de façon à répondre aux besoins
et aux désirs de ceux qui le parlent et il est le résultat d’un usage commun.
Distinguer les êtres humains selon leur sexe est loin d’être injustifié :
il y a un bon nombre de situations où on préfère savoir si on a affaire à une femme
ou à un homme (j’insiste, et c’est particulièrement pertinent étant donné le
sujet du présent texte : j’utilise ces mots en ayant en tête les
définitions suivantes : la femme est la femelle de l’espèce humaine et l’homme
est le mâle de l’espèce humaine). Il y a même des situations où on a besoin de
le savoir. La majorité d’entre nous avons assimilé depuis la petite enfance la
différence entre fille et garçon, entre femme et homme, nous avons assimilé un
vocabulaire et des règles de grammaire avec lesquelles nous pouvons référer à
cette différence lorsque nous parlons.
Or aujourd’hui, parce qu’une minorité de gens décident de
rejeter la division de l’espèce humaine en deux sexes, il faudrait que tout le
monde se casse la tête pour apprendre un vocabulaire et des règles de grammaire
qui ne sont pas, comme le langage l’est d’ordinaire, le résultat d’un usage qui
se répand et que des grammairiens finissent par codifier, mais des règles
décidées par une minorité en fonction de leur idéologie. Si l’usage de nouveaux
pronoms (par exemple celleux au lieu de ceux et celles, toustes au lieu de tous
et toutes) n’est imposé nulle part au Québec pour l’instant, à moins que je
sois mal informée, des universités anglophones dans le reste du Canada ont déjà
adopté des politiques imposant aux professeurs et aux étudiants de se conformer
à la volonté de chaque individu fréquentant l’université en ce qui concerne les
pronoms à utiliser pour le désigner. Cela est un exemple flagrant de ce que j’appelle
la censure positive : on impose aux gens de formater leur langage en
fonction d’une idéologie sans tenir compte de la faisabilité de la chose
(réformer le langage ne se fait pas du jour au lendemain, et pourtant c’est ce
qui est exigé ici, que les gens changent immédiatement leur usage du langage),
mais surtout, sans tenir compte de s’ils adhèrent à cette opposition à la
division des sociétés humaines en deux catégories de sexe, des catégories que
nous demeurons nombreux à juger pertinentes. Comprenez-moi bien : si des
gens veulent utiliser des pronoms qu’ils qualifient de neutres ou de non
binaires, adapter leur vocabulaire et leur grammaire aux revendications de ceux
qui se donnent une identité de genre particulière, ma foi, en le faisant ils
exercent leur liberté d’expression. Mais il est illégitime de l’imposer à tous.
J’en viens à parler de l’autre forme de censure positive :
celle qui consiste à vouloir imposer aux autres les sujets qui nous
intéressent. Par exemple, il est assez commun de prétendre que quelqu’un qui
veut critiquer la religion DOIT les critiquer toutes, faute de quoi ses
critiques sont sans valeur. Certains vont jusqu’à dire qu’un athée qui ne
critique pas également toutes les religions n’est pas un vrai athée (alors qu’être
athée n’implique même pas que l’on critique les religions). Pourquoi les
critiques d’une religion devraient-elles forcément s’accompagner de la critique
de toutes les autres ? Plusieurs raisons peuvent expliquer que quelqu’un
critique seulement une ou deux religions : ça peut être parce qu’il n’en
connaît qu’une ou deux ; ça peut être parce qu’il y en a une ou deux en
particulier dont il entend souvent parler (eh oui, nous sommes des animaux
sociaux, nous avons tendance à adopter les sujets de conversation qui sont déjà
abordés dans notre entourage) ; ça peut être tout simplement parce qu’il ne s’intéresse
qu’à une ou deux d’entre elles, personne n’est obligé de s’intéresser à tout à
la fois ; ça peut même être parce qu’il estime que les critiques qu’il fait d’une
religion ne s’appliquent pas à toutes les autres. En effet, petite parenthèse,
il n’y a aucune raison de supposer a priori que les reproches qu’on peut faire
à une religion peuvent aussi être faits à toutes les autres, car les religions
ne sont pas toutes pareilles. D’ailleurs, s’il existe un individu sur cette
planète qui connaît toutes les religions, et qui les connaît bien, je serais
bien curieuse d’échanger avec lui.
Personnellement, les religions que je critique souvent sont
le christianisme et l’islam. Il m’arrive parfois de parler de la scientologie,
de la religion des Mormons, de celle des témoins de Jéhovah et du judaïsme,
quand des articles d’actualités sont publiés sur le sujet, mais la plupart de
mes critiques de la religion porte sur le christianisme ou sur l’islam. Je n’accepte
pas qu’on y voit un engagement de ma part à parler des autres religions. Qu’on
me suggère de m’y intéresser, c’est très bien, surtout si on me propose en plus
des sources pour m’informer, mais je ne suis pas obligée de m’intéresser à d’autres
religions que celles-là. On n’a pas non plus à y voir un refus de ma part que d’autres
religions soient critiquées : je n’empêche personne de critiquer le
bouddhisme, le judaïsme, le paganisme, ni aucune religion. Critiquer une
religion en particulier est-il la preuve d’un biais ? Certainement. Tout le
monde a des biais. C’est l’une des raisons pour lesquelles le débat, la
discussion, l’échange sont importants et la censure, à éviter. Même si je ne
parle pas du bouddhisme ou du judaïsme, d’autres peuvent le faire.
Je ferais un reproche similaire aux militants qui se
réclament du concept d’intersectionnalité : selon certains d’entre eux, il
est incohérent de militer contre une forme de discrimination sans militer également
contre toutes les autres. Certains considèrent que, par exemple, une militante
féministe qui n’est pas en même temps une militante anti-raciste n’est pas
vraiment féministe, et certains vont jusqu’à dire que ça en fait une personne
raciste. Encore une fois, je fais une petite parenthèse pour parler du
caractère irréaliste de ce que l’on cherche à imposer. D’une part, il y a de
nombreux types de discrimination, et chacun demande une compréhension en
profondeur et des actions ciblées pour les combattre. Il est impensable que les
mêmes personnes s’occupent de toutes les discriminations à la fois. D’autre
part, il est connu depuis que l’État de droit existe que les droits des uns peuvent
entrer en conflit avec ceux des autres. Ainsi, il n’est pas simple – pas simple
ne veut pas dire inenvisageable – de protéger aussi bien le droit à l’égalité
entre les hommes et les femmes et la liberté de religion, par exemple. Les
religions étant nombreuses à comporter des principes sexistes, les conflits
entre ces deux droits peuvent survenir et surviennent effectivement. Et ce n’est
qu’un exemple, la liberté de religion entre aussi en conflit avec les droits
des LGB (lesbiennes, gais et bisexuel(le)s), avec ceux des personnes trans, les
droits de ces dernières entrent parfois en conflit avec ceux des femmes, le
droit à la liberté d’expression peut entrer en conflit avec le droit à la
réputation, avec le droit à la vie privée…établir un équilibre entre tout cela
demande beaucoup de travail, et quand il y a beaucoup de travail on doit se
diviser le travail : il est par conséquent justifié, sur le plan pratique,
que les groupes impliqués dans la défense des droits fondamentaux se
spécialisent dans certaines discriminations en particulier, ou dans certains
droits en particulier.
Mais surtout, personne ne doit être tenu d’aborder un sujet
qui ne l’intéresse pas. Admettons que quelqu’un consacre beaucoup de temps à
lutter contre l’islamophobie, il est dans son droit. Si d’autres ne s’intéressent
pas à l’islamophobie et se soucient plutôt d’autres causes, quelles qu’elles
soient, de quel droit ceux qui font de la lutte contre l’islamophobie leur
cause pourraient-ils leur imposer de s’engager, même juste par la parole, dans
leur cause ? Je suis militante féministe. Si d’autres se consacrent plutôt à la
défense des droits des personnes trans ou à ceux des musulmans, qui suis-je pour
leur dire : « Au lieu de perdre votre temps avec ça, vous devriez
vous soucier de la discrimination qui sévit contre les femmes! »? Ont-ils
droit de parler de ce qu’ils veulent ? Je dirais que oui, et que j’ai le même
droit.
D’ailleurs, une fois encore, c’est en évitant la censure que
l’on peut espérer obtenir un certain équilibre : si diverses personnes et
diverses associations défendent des causes différentes, on peut espérer que
toutes les revendications puissent être exprimées, et que cela contribue à
établir un équilibre entre les droits des uns et ceux des autres. Bref, ne
perdons pas de vue les fondements philosophiques de la liberté d’expression, l’importance
qu’elle a pour notre démocratie. Imposer une pensée est aussi dommageable qu’en
interdire une.
Tout comme en ce qui concerne la censure négative, la
censure positive ne doit pas être confondue avec un décorum qui peut s’appliquer
dans des contextes particuliers, tels que le milieu de travail, le milieu des
affaires, la fonction publique, etc. Autant il est justifié de ne pas permettre
à des collègues de travail de se crier des noms mutuellement alors qu’ils sont
au travail, autant il peut être justifié d’imposer l’utilisation du vouvoiement
et des mots Madame et Monsieur aux fonctionnaires lorsqu’ils s’adressent à des
citoyens. Comme pour toutes les questions qui concernent les rapports humains,
il s’agit de trouver un équilibre raisonnable entre la liberté individuelle et
la nécessité d’un certain ordre de façon à pouvoir se côtoyer et exercer nos
activités de façon efficace. Je conclurai justement en faisant remarquer ceci :
quiconque croit qu’une question relative aux rapports humains est simple à
régler, que ce soit la censure, la famille, le sexisme, le racisme, les taxes
et la redistribution des revenus ou n’importe quelle autre question sociale,
fait très certainement une erreur. Et d’ailleurs, j’ai remarqué plusieurs
personnes qui prétendent à la simplicité de questions sociales précisément avant
d’ajouter que tous les autres devraient adopter leurs positions et cesser d’exprimer
les leurs.
[1] En
soi, l’idée de réformer la grammaire n’est pas mauvaise, mais cela doit se
faire graduellement, de façon à ce que les gens aient le temps d’assimiler les
nouvelles règles, et surtout pas en culpabilisant ceux qui continuent d’écrire
et de parler comme ils ont été habitués à le faire.