Ne censurez pas ce mot que je ne dois ni lire ni prononcer !

Par: Marie-Elaine Boucher

S'il y a trois éléments importants que j'ai retenus de mes études universitaires au Département des littératures de langue française de l'Université de Montréal, c'est que, d'une part, le choix d'un mot n'est jamais innocent puisqu'un mot est toujours porteur de sens. D'autre part, la communication s'inscrit dans un contexte d'énonciation tout autant particulier que précis. Dernier point, le monde francophone, soit la francophonie, n'a rien à voir avec la société anglo-saxonne. 

Avez-vous déjà entendu parler du combat linguistique et politique qu'ont mené entre autres Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor ? Ce retournement linguistique, cette déconstruction sémantique, qui n'a eu lieu que dans les pays francophones et qui aura notamment pour conséquence une double sémantique, est axée sur le fameux mot en N (qu'on ne peut prononcer ni lire selon certains). Ces hommes de lettres ont vidé sémantiquement le mot en N de sa connotation péjorative pour y substituer une connotation méliorative. De sa condition d'esclave, depuis 1935-1936, dans les pays francophones, le mot en N est un synonyme d'homme libre. Usage que l'Académie française acceptera et balisera. C'est ainsi que le concept littéraire de la « Négritude » voit le jour. 

Né à la fin des années 1930, la « Négritude » est un courant littéraire et politique qui rassemble des écrivains noirs francophones pour revendiquer l'identité noire et sa culture. Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, Guy Tirolien, Birago Diop et René Depestre en font partie. Des intellectuels français les accompagnent, comme Jean-Paul Sartre (1905-1980) pour qui la « Négritude » est « la négation de la négation de l'homme noir ». Pour Aimé Césaire, la « Négritude »  constitue « en premier lieu le rejet ». Le rejet de l'assimilation culturelle ; le rejet d'une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. Le culturel prime sur le politique.

Je pars du principe que l'utilisation d'un mot, d'un groupe de mots ou encore des constituants de la phrase font partie intrinsèque de la communication en s'inscrivant de facto dans un contexte d'énonciation particulier et précis. Pour de plus amples informations à ce sujet, je vous réfère ici au schéma de la communication et au modèle des fonctions du langage de Roman Jakobson. Le mot en N, dans le monde francophone, peut être soit une insulte (connotation péjorative), soit un synonyme d'homme libre (connotation méliorative). Dany Laferrière, membre de l'Académie française et écrivain québécois d'origine haïtienne, se réfère à la double sémantique, propre à la francophonie, en ce qui touche à l'emploi (utilisation) du mot en N : « On sait quand on est insulté, quand quelqu'un utilise un mot pour vous humilier et pour vous écraser. Et puis, on sait aussi quand c'est un autre emploi. » Pour paraphraser Steve E. Fortin, dans sa chronique « Le mot “nègre”, il va dans n’importe quelle bouche », publiée le 18 octobre 2020, pour Dany Laferrière, chaque auteur doit se sentir libre d’utiliser le mot. Il ne s’agit pas de juger un terme, mais une intention, et de faire confiance à l’esprit critique du lecteur.

Avant de conclure mon texte, il me semble important de rementionner que cette double sémantique du mot en N est propre à la francophonie et n'est pas une réalité anglo-saxonne. Dans la société anglo-saxonne, l'emploi du mot en N se veut automatiquement être une insulte. Tandis que, dans la francophonie, le mot en N est aussi porteur d'un autre sens : celui d'homme libre

La littéraire en moi se demande si elle pourra continuer à enseigner et à faire connaître le combat ainsi que les multiples réalisations des écrivains issus de la « Négritude ». Enseigner Césaire, Senghor ou Laferrière sans prononcer ou lire ce fameux mot en N (qu'il ait une connotation péjorative ou méliorative) relève du domaine de l'impossible. 



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