Racisme systémique: Plaider non-coupable
(et non, refuser de reconnaître le racisme systémique n'est pas preuve de racisme)
Réplique à Ève Torres et Jagmeet Singh
François Côté, Avocat - 20 juin 2020
mis à jour 21 juin 2020
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Dans une publication sur sa page Facebook, Ève Torres – l'ex-candidate voilée de Québec Solidaire – se moque ouvertement des critiques qui s'indignent des propos du chef néodémocrate Jagmeet Singh au Parlement. Mercredi dernier, Singh y proférait que le fait d'exprimer un désaccord envers la reconnaissance de la notion de « racisme systémique » et le constat de son existence dans une motion qu'il présentait ne peut être que « raciste ». Insulte nucléaire s'il en est, cette attaque a été lancée sans fondement aucun au visage du député bloquiste Alain Therrien puis répétée avec un sens décroissant de la mesure et une émotivité grandissante depuis. Qu'a fait le député Therrien pour mériter une telle injure, en Chambre, qui figurera pour toujours dans nos archives parlementaires ? S'est-il lancé dans une diatribe dégradante ou déshumanisante à l'endroit des minorités ethniques au moment de son tour de parole ? A-t-il par ses actes, déjà agi de manière discriminatoire à l'endroit de minorités ethniques? A-t-il prononcé la moindre parole ou posé le moindre geste qui inviterait les citoyens à rejeter ceux de leurs semblables qui appartiennent à des minorités? Nul besoin de chercher aussi loin : son crime est tout simplement d'avoir dit « non », de ne pas s'être agenouillé sans poser de question devant une motion qui proclame l'existence concrète du racisme systémique dans notre société. Même si le Bloc Québécois ne nie pas forcément le concept même de « racisme systémique » comme théorie, le constat de son existence reste à prouver et il y aurait quelque chose d'illogique à proclamer davance la conclusion qu'il existe bel et bien sans données qui le démontrent objectivement. Preuve manifeste d'odieux racisme et d'un grave délit d'opinion s'il en est dans les yeux du chef néodémocrate…
Cette insulte, dont personne ne peut ignorer la portée et l'appel à l'ostracisation qu'elle emporte, elle a été dite et répétée par le député néodémocrate Ontarien, en Chambre et à de nombreuses reprises par après. Rappelé à l'ordre par la présidence, Singh refusera de s'excuser et en remettra même une couche contre ce député Therrien qui ose refuser d'être en accord avec lui. « Il est raciste! » clamera-t-il; seule conclusion logique devant quelqu'un qui refuse de se soumettre à l'idée que toute notre société est construite sur le marécage nauséabond du racisme, de la persécution et de l'exploitation des minorités et de s'engager humblement sur la voie de la pénitence, selon Singh. Refusant catégoriquement de s'excuser, le chef de la formation orange préférera quitter le plancher de la Chambre pour rester drapé dans sa vertueuse indignation autoproclamée plutôt que de remplir ses fonctions démocratiques. Ensuite, cette insulte sera reprise et étendue par ses colégionnaires sous la bannière du multiculturalisme vociférant dans le discours public et sur les réseaux sociaux, où elle proliférera. Visant d'abord le député Therrien, puis toute la formation du Bloc Québécois (le plus gros groupe représentant démocratique du Québec à Ottawa) puis rapidement, au travers de la caractéristique tendance au gonflement qu'ont les propos viscéraux, essentiellement n'importe qui refusant de s'agenouiller devant la théorie du racisme systémique et ses revendications (n'oublions pas de mettre la Loi sur la laïcité de l'État dans le lot, bien sûr) – ce que de plus en plus dénoncent pourtant comme étant non seulement complètement irrationnel, mais en plus incroyablement insultant envers l'écrasante majorité de la population québécoise. Observons-le au passage, on ne sera pas ici sans tracer -non sans ironie- quelque liens avec un certain George W. et son « Vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes! »…
Dans cette foulée, Eve Torres, d'un ton condescendant à l'endroit des critiques qui s'indignent de l'insulte, dont elle qualifie la réaction de « mascarade » qui la « fait rire », écrit ce qui suit :
« Aucun de ces brillants députés ne s'est dit : c'est vrai le gars, il en vit tellement de racisme qu'il a du avoir mal de voir qu'aussi en chambre on prend ça à la légère, pour une motion. C'EST AUSSI ÇA LE RACISME, le déni de la.souffrance de l'autre, nier son vécu et tenter de reprendre l'ascendant pour mieux l'écraser. » [sic]
Il conviendra de s'attarder quelques instants à de tels propos. Non pas tant parce qu'ils proviennent d'Ève Torres -ce n'est pas elle-même qui s'avère intéressante ici- mais bien parce qu'ils sont révélateurs d'un courant de pensée fort prégnant dans une certaine frange du discours public, qui mérite remise en question.
La frustration n'excuse pas un comportement indigne ni l'irrespect des règles
D'abord, ça n'excuse rien. Tout aussi frustré le député néodémocrate ait-il pu subjectivement se sentir, cela ne lui donne aucun droit de de proférer des accusations sans fondements, ni de violer les règles de conduite parlementaire en insultant ses collègues dans l'exercice de ses fonctions. Oui, il peut être frustrant de ne pas voir une idée reçue, de voir un projet échouer ou de ne pas se sentir compris, mais le fait de vivre une frustration ne justifie pas un tel écart de conduite, répété et impénitent – à plus forte raison lorsqu'on exerce une fonction démocratique au chef-lieu d'un État fédéral. Quel exemple Singh, en tant que membre de la législature, envoie-t-il aux citoyens sujets de droit qui doivent respecter les lois que le Parlement adopte ? Si vous êtes convaincus de détenir la Vertu et la Vérité, vous n'avez pas à respecter les règles ni à hésiter avant d'agir de façon violente (la violence verbale est une forme de violence) envers vos adversaires – ni même à chercher à comprendre ou vous justifier rationnellement lorsqu'on vous questionne ?
Mais, cette colère, cette frustration, cet irrespect des règles, il est entièrement justifié selon Eve Torres. Jagmeet Singh, le pauvre, « vit tellement de racisme » (conjugué au présent, donc une situation actuelle qui continuerait à se dérouler activement – on ne parle pas de ce qu'il a pu vivre durant sa jeunesse, ses études et son début de carrière en Ontario et aux États-Unis, qui n'ont par ailleurs rien à voir avec le Québec) affirme-t-elle. Ah bon? Du haut de ses fonctions de chef de groupe parlementaire élu à Ottawa, j'aimerais bien qu'on m'indique où et quand au juste M. Singh est désavantagé, mis à l'écart ou rejeté en raison de son origine ethnique? Quand lui a-t-on refusé un droit ou un avantage quelconque en raison du motif qu'il serait d'origine ethnique pendjabi? Qu'on me pointe un lien de causalité, un « parce que » démontrable quelque part, je vous prie… À moins bien sûr que ce « racisme » dont il soit victime, c'est le fait d'avoir perdu la quasi-totalité des sièges néodémocrates au Québec l'an dernier, faisant chuter son parti à l'avant-dernier rang dans la capitale fédérale ?
Mais il est vrai que si l'on part du postulat que la société est gangrenée par le racisme, il n'est pas nécessaire de faire la preuve qu'une personne donnée en subit réellement – ni à ses interlocuteurs, ni même pour son propre raisonnement interne. Les conséquences logiques immédiates d'un élément avancé comme prémisse de base n'ont pas besoin d'être démontrées, elles relèvent de l'évidence. Bien sûr…
Pardon? Vous osez vous opposer à la prémisse de départ? Une seule explication possible en ce cas : c'est que vous n'avez rien compris et que vous traitez la situation à la légère...
S'opposer à une théorie contestable n'est pas acte de légèreté blâmable
Ce serait « prendre à la légère » la théorie du racisme systémique que de s'y opposer sur une question de principe (i.e.: exiger des preuves avant de conclure) selon ce qu'écrit Torres. Plusieurs dans le discours public soutiennent également cette approche un tant soit peu condescendante : critiquer la théorie du racisme systémique est inacceptable, et comme il s'agit d'un postulat incarnant la Vertu (que personne ne peut validement vouloir rejeter) la seule explication derrière son refus serait de ne pas comprendre quelque chose de trop compliqué pour de petites facultés intellectuelles.
Donc, si je refuse de reconnaître que le Soleil tourne autour de la Terre, je « prends à la légère » le géocentrisme? C'est curieux, j'aurais plutôt l'impression de ne pas faire preuve de « légèreté », mais bien de refuser volontairement, consciemment, scientifiquement et en toute et pleine connaissance de cause une théorie à laquelle je n'adhère pas et que j'estime infondée en matière empirique et méthodologique. « Prendre à la légère » renvoie à l'idée de déconsidérer cavalièrement, sans y réfléchir – or, le refus de la théorie du racisme systémique et du postulat de son existence sans preuves, à tout le moins dans la communauté politique québécoise, est tout sauf léger ou cavalier. On l'y oppose refus non pas par paresse, dédain ou légèreté, mais bien parce que, après analyse rationnelle du concept et de ses failles, on en arrive à la double conclusion que non seulement l'idée est méthodologiquement fallacieuse, mais qu'au surplus, même en admettant la théorie pour fins de discussion, ses preuves empiriques valables brillent par leur absence (et, non, des anecdotes d'induction inversée *ne sont pas* des preuves empiriques valables, parce qu'elles ne démontrent aucun lien de causalité – j'y reviendrai).
Nier une allégation de racisme n'est pas une preuve de racisme
Finalement, le plus beau : selon Torres, le « déni de la souffrance de l'autre, nier son vécu », « c'est aussi ça le racisme », clame-t-elle en toutes majuscules. Le fait de chercher à se défendre d'une accusation, c'est en remettre une couche, c'est être encore plus coupable. Je transpose un peu ici, mais devant de tels propos, le juriste en moi se demande pourquoi au juste nous tenons à notre présomption d'innocence et notre système judiciaire dans ce cas : si l'accusation vaut culpabilité et que toute défense ne vaut que circonstance aggravante, à quoi bon? Bien sûr, si on prend comme données de départ préétablies et incontestables que la « victime » est réellement victime, et que le « coupable » est réellement coupable, il est clair que le fait pour le coupable de nier sa culpabilité n'est qu'un élément rajoutant à son indécence morale. Pourquoi perdrions-nous notre temps à l'entendre chercher à se défendre? C'est un fait : il est coupable. Les procès religieux du Moyen-Âge nous rappellent leur sagesse ici : l'accusée est une sorcière – le fait qu'elle le nie ne fait que confirmer l'emprise du Diable sur elle!
Mais, j'y pense, si on accepte cette approche… chère Mme Torrès, si je vous accuse de faire preuve de racisme à mon égard, si je vous accuse de me causer mille souffrances et de me faire émotionnellement mal en me discriminant en raison de mon origine ethnique, qu'allez-vous répondre? Allez-vous oser vous défendre en ayant le culot de me dire que mes accusations à votre encontre sont sans fondement, que nous ne nous sommes jamais rencontrés et que j'invente du grand n'importe quoi, ou encore que mes sentiments ne seraient pas valablement ancrés dans la réalité objective ? Allez-vous nier ma souffrance, mon vécu? Objectivement, vous auriez tout à fait raison de le faire… mais alors, cela ne ferait-il pas de vous une vilaine raciste si vous le faites? L'absurdité de cette proposition est visible à sa face même. Disons-le: rationnellement, il est légitime de nier « la souffrance » et « le vécu » allégués, tant dans leur existence que dans leur nature, leur ampleur, leur source et toute responsabilité qui en soit à l'origine, lorsque leur démonstration objective et valable n'en a pas été faite.
Ce n'est pas être insensible, c'est être rationnel. Personne n'a à se sentir coupable d'une offense qu'il n'a pas commise – et il est on ne peut plus légitime pour l'innocent que de clamer qu'il n'a rien à se reprocher devant de fausses accusations, y incluant de nier la validité du préjudice allégué dont on entend le tenir responsable.
Cachez ce rapport de cause à effet que je ne saurais voir; faille logique majeure dans la théorie du racisme systémique
Et en concluant, Torres sert le post-scriptum suivant :
« Vous êtes tannéEs de vous faire traiter de racistes ? Je vous comprends. On est tanné de ne pas avoir de job, de logement, les mêmes droits ou de se faire tuer! Et vous, vous comprenez? » [sic]
Déjà, ce « je vous comprends » semble dénué de toute bonne foi, mais passons, on peut le voir comme un simple procédé stylistique. Ensuite, certes un détail, mais qui est ce « On » au juste, que l'on présente comme une collectivité tout entière subissant les injustices – et à quel « vous » l'oppose-t-on ? Quant au reste de ces affirmations, le lecteur -tout aussi compatissant soit-il face aux difficultés individuelles que certains et certaines peuvent traverser- sera en droit de lever un autre sourcil en incrédulité devant une certaine gratuité causale dont Torres semble bien allègrement se dispenser.
Arrêtons-nous un instant ici, le temps de révéler une des failles logiques et méthodologiques majeures dans la théorie du racisme systémique, faille théorique partagée par Torres : celle de l'absence de rapport démontré de cause à effet, de ce lien rationnel qui explique qu'une cause A entraîne une situation B. Disons le tout de suite, il n'est pas intellectuellement complètement irrationnel de prétendre qu'une société puisse dans l'abstrait se construire en système avec les intentions individuelles ou collectives, conscientes ou inconscientes (idée théoriquement discutable), voire même par simple effet sans égard aux intentions (encore plus théoriquement discutable), de rejeter une part de ses membres à cause de leur origine ethnique; des cas historiques ont été observée à divers époques et endroits dans le monde, ce n'est pas impossible. Mais -et c'est un mais très important- avant de conclure qu'une société serait entachée de racisme systémique, encore faut-il le prouver; prouver que, à titre de système, une société exclut, rejette, discrimine effectivement une partie de ses membres parce que ceux-ci appartiennent à une minorité ethnique.
J'avais une pomme. Je l'ai mangée. Maintenant, je n'ai plus de pomme. Si je n'ai plus de pomme, c'est parce que je l'ai mangée. La causalité, la raison opérante qui fait que je n'ai plus de pomme réside dans le fait que je l'ai mangée. Maintenant, si on prend une autre situation et qu'on regarde un individu qui n'a pas de pomme, peut-on forcément affirmer que c'est nécessairement parce que il l'a mangée? Notre individu pourrait ne jamais avoir eu de pomme dès le départ, ou encore, il pourrait avoir laissé sa pomme pourrir et la jeter, il pourrait l'avoir perdue, il pourrait l'avoir échangé contre une orange, quelqu'un pourrait la lui avoir prise, etc. Tous en conviendront, le simple fait de constater l'absence de pomme ne peut pas, si on s'arrête à ce seul fait, constituer une preuve démonstrative que l'individu étudié l'a forcément, seule explication possible mangée. Il faut être en mesure de prouver que l'individu a effectivement, véritablement, mangé la pomme pour pouvoir valablement affirmer que s'il n'en a plus, c'est parce que il l'a mangée.
Et voilà une des erreurs méthodologiques capitales dans la théorie du racisme systémique : on y nie l'importance de tracer un lien de cause à effet. On se contente d'observer une situation négative qui affecterait une proportion importante de membres d'un groupe [X], puis on proclame, de manière absolue, que c'est forcément, nécessairement, à cause de racisme, de discrimination – du fait d'effectuer une différenciation entre les individus en fonction seule de la caractéristique [X]. Et pour justifier de se dispenser de chercher un pourquoi gênant, on réplique cavalièrement que le nombre ferait preuve de causalité. Si une proportion plus importante de [X] est sans emploi, ou est surreprésentée en matière d'emprisonnement par rapport à son poids démographique relatif, la théorie du racisme systémique commande de se limiter à ne constater que « ils sont tous [X] et ils sont tous désavantagés, donc, ils subissent cette situation parce que ils sont [X] ». L'idée même que la cause soit ailleurs et que le fait qu'un nombre donné de [X] soit dans une situation quelconque ne s'avère que coïncidence non causale ne reçoit aucune considération – et c'est une erreur logique fatale.
« Ne pas avoir de job ou de logement », dixit Torres. En quoi cela serait-il nécessairement lié de manière causale avec la discrimination ethnique, se demandera-t-on. Si une personne A, qui s'adonne à être membre d'un groupe [X] n'arrive pas à se trouver un emploi ou un logement, c'est une erreur de logique et de raisonnement que de sauter immédiatement et absolument à la conclusion que « c'est forcément parce que il est [X] ». A peut très bien ne pas avoir obtenu un emploi parce qu'il ne possède pas les qualifications requises, parce que sa personnalité individuelle ne concorde pas avec la culture d'entreprise liée au poste recherché, parce qu'il n'y a tout simplement pas de poste disponible et/ou le marché est saturé dans telle zone et secteur d'activités, etc. ; A peut très bien ne pas avoir trouvé de logement parce qu'il ne passe pas l'enquête de crédit, parce qu'il n'y a pas de logement libre dans ses goûts et sa fourchette de prix à l'endroit recherché, parce que le logement convoité est interdit aux animaux alors qu'A en possède, etc. Et à grande échelle, pourquoi plusieurs centaines de [X] ont-ils de la difficulté à se trouver un logement? Faut-il y voir la preuve que, systématiquement, ils sont constamment rejetés parce que ils sont [X]? Ne pourrait-il pas plutôt y avoir là une coïncidence – par exemple, qu'il s'adonne qu'un grand nombre de [X] sont dans une situation économique défavorisée, et que c'est par manque de moyens économiques qu'il leur est plus difficile d'accéder au logement, mais non pas parce que ils sont des [X]? Et si on comparait avec un sous-échantillonnage de [X] ayant économiquement réussi, ou encore avec un échantillonnage de [Y] ou de [Z] qui ont aussi pour point commun d'être en difficultés économiques, arriverait-on toujours à la même conclusion que c'est vraiment le facteur [X] qui fait la différence? Une infinité d'explications sont possibles – et, oui, bien sûr, l'hypothèse du racisme en fait partie – mais sans établir de lien de causalité, sans établir que A ne s'est pas fait engager parce que, pour la raison opérante que, il est [X], il est tout simplement gratuit, fallacieux et scientifiquement incorrect de conclure que c'est à cause de cette explication là, sans la prouver et en écartant péremptoirement les autres.
En réplique à ce genre d'argument, les partisans de la théorie de la discrimination systémique répondront généralement « oui mais, si une majorité de [X] n'arrive pas à se trouver de logement en raison de leur condition économique, leur condition économique, ils la subissent parce que ils sont des [X] » - sauvegardant ainsi prétendument la conclusion désirée de discrimination. Or, un tel raisonnement, outre le fait qu'il enferme l'individu A dans sa qualité de [X], vue comme seul élément pertinent de sa définition en société (… et on ne saurait reprocher à un observateur de trouver que ça, ce genre d'affirmation stéréotypée, là c'est discriminatoire…), s'engage sur la voie de la boucle logique de régression infinie – ce qui est une autre erreur rationnelle. Admettons que l'on poursuive la critique et qu'on remette en question le lien voulant que la condition économique de A soit parce que il est un [X] – qu'on démontre plutôt que c'est davantage parce que A n'a pas terminé ses études, et donc n'a pas obtenu un emploi très payant, qu'il se trouve dans cette situation. On se fera alors répliquer que « oui mais, si A n'a pas terminé ses études, c'est parce que il est un [X] et qu'on l'a discriminé pendant son parcours scolaire ». Et si on persiste et qu'on affirme que, non, A n'a pas terminé ses études non pas parce qu'on l'a rejeté du système en raison du fait qu'il soit [X], mais bien parce qu'il a eu un enfant à 17 ans et qu'il a du lâcher ses études, on pourra, encore, se faire répliquer que « oui mais c'est parce qu'il a été depuis son plus jeune âge plongé dans un environnement de manque affectif discriminatoire parce que il est [X] et que cela l'a poussé à faire un enfant trop tôt dans son parcours de vie », etc. Vous pourriez poser une centaine de questions, répliquer une centaine de fois et on pourra toujours reporter une réponse à un palier supérieur avec un « parce que il est [X] » encore présenté sous la forme d'un postulat causal. Ce n'est pas répondre rationnellement à un problème, c'est pelleter par en avant à l'infini pour chercher à garder intacte une conclusion qui doit être maintenue à tout prix.
Et même si vous aviez dix, cent, mille exemples de A, étant des [X], qui ont été malheureux dans leur recherche d'emploi ou de logement, le problème reste entier. Est-ce parce que ce sont des [X] que l'emploi ou le logement leur est inaccessible – ou l'explication est-elle ailleurs ? Même en admettant l'hypothèse de la discrimination sans égard à l'intention consciente (ce qui est, répétons-le, on ne peut plus discutable, mais admettons), même un million d'exemples ne peuvent pas dispenser de se pencher sur l'existence d'un lien de cause à effet, qui doit nécessairement être démontré pour parler de racisme; et qui doit être nécessairement démontré à grande échelle pour parler de systémisme.
Illustration : il y a actuellement 98 millions d'individus domiciliés au Égypte en ce moment; 98 millions d'Égyptiens. Aucune (admettons pour fins de discussions) de ces 98 millions de personnes là n'occupe de poste dans la haute fonction publique québécoise. Est-ce forcément une preuve de discrimination systémique envers les Égyptiens, une preuve que la haute fonction publique québécoise cherche à exclure les Égyptiens parce qu'ils sont Égyptiens (distinction fondée sur l'origine nationale ou ethnique) ? … Ou est-ce que cela s'expliquerait plutôt par le fait que ces 98 millions de personnes dans cet échantillonnage, oui, sont Égyptiens… mais vivent en Égypte, à 8500 km du Québec et que c'est une question de distance et de géographie qui explique la situation? Faut-il le rappeler, il y a une distinction entre « coïncidence » et « causalité ». Oui, l'exemple est capillotracté, mais la logique qui le sous-tend, elle, demeure : l'ampleur de l’échantillonnage ne dispense pas de la recherche de lien de cause à effet, de la recherche du « pourquoi », même en présence d'une observation constante et partagée dans un grand nombre de cas observés.
Déconnexion
Poursuivant dans sa lancée, Torres pousse encore plus loin les conséquences alléguées du racisme systémique et prétend dénoncer la crainte de carrément « se faire tuer » que vivraient les membres de ce « on » en raison dudit racisme systémique. Sous-entend-elle que le racisme systémique (dont toute la société serait coupable, y incluant ceux qui le nient) comprend une part homicidaire, un désir « toile de fond » de carrément tuer les membres de ce « on » collectif qu'elle invoque plus haut, qui traverserait nos institutions, nos structures et nos mentalités individuelles et collectives ? Au surplus d'être terriblement offensant à bien des niveaux, c'est tout simplement abject (au surplus, encore, d'être entièrement dénué de démonstration empirique et causale).
Et finalement, Torres conclut en se lamentant pour ce « on » de « ne pas avoir les mêmes droits ». Ici , en tant qu'avocat et théoricien du droit, je ne peux qu'affirmer que c'est du grand n'importe quoi. Au Québec en 2020, tous sont égaux devant la loi, tous ont les mêmes droits; et le Québec rejette sans hésitation la discrimination normative et juridique qui prétendrait se fonder sur la discrimination ethnique. Mme Torres, citez-moi une seule loi du Québec, une seule; un seul article de loi en vigueur, qui accorde moins de droit à une personne en raison de son appartenance à une minorité ethnique, parce que il appartient à un groupe [X]. À l'extrême rigueur, on pourrait concéder qu'il peut effectivement exister des traitements différenciés prévus par la loi… mais ils sont faits en faveur de membres de minorités ou de collectivités désavantagées. Si Torres prétend une seconde que les minorités ethniques (ou quelque minorité que ce soit) ont « moins de droits » que les membres de la majorité au Québec, alors j'affirme, avec lecture de centaines de lois et d'articles de loi et de milliers d'arrêts de jurisprudence à l'appui, sans l'ombre d'une hésitation après constat empirique : c'est faux. Entièrement, empiriquement, objectivement: faux.
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Non coupable
Bien évidemment, la lutte pour l'aplanissement des inégalités est un enjeu social important pour les sociétés démocratiques contemporaines. Et s'il y a quelque chose, le Québec fait figure de proue dans ce domaine lorsqu'on regarde son bilan des dernières décades et la multitude de filets sociaux et de politiques de lutte contre les inégalités qui traversent notre droit et nos institutions. Certes, il y a des racistes au Québec – et il y en a partout, dans tous les pays, partout dans le monde; chaque société à sa part de crétins – mais la société québécoise en tant que collectivité et ensemble d'individus est-elle globalement raciste, traversée d'un désir profond d'exclure et de rejeter une part des siens en fonction de leur origine ethnique (ou quelque autre motif de discrimination interdite)? La réponse tient en un mot : Non.
Nos structures et nos institutions sont-elles, même inconsciemment (autre élément discutable, pour le redire) faites pour, voir, ont pour simple effet (théorie de la discrimination selon l'effet ressenti – une théorie anglo-canadienne de common law qui s'inscrit en faux avec la théorie civiliste au Québec et qu'on est en droit de rejeter – mais admettons encore une fois, juste pour discussion) d'exclure, de rejeter, de défavoriser des individus en fonction de, à cause de leur origine ethnique? Il faudrait être absolument déconnecté de la réalité empirique et de la méthode scientifique pour prétendre qu'un tel lien causal existerait empiriquement au sein de la société québécoise alors aucune preuve rationnellement et méthodologiquement convaincante de son existence n'en a été faite. Il est dès lors tout à fait légitime de s'arrêter un instant pour remettre en cause la validité de la théorie de la discrimination systémique, des postulats présentés comme preuve et des conclusions qui prétendent en découler, de les nier.
Et n'en déplaise aux Ève Torres et Jagmeet Singh de ce monde, il n'y a rien de raciste là-dedans.
Bien sûr, et c'est une fort triste réalité, il est inévitable de constater que certaines inégalités existent et qu'elles peuvent affliger plus durement une plus grande proportion statistique d'un groupe social qu'un autre en société – et il est sain, naturel et légitime d'affirmer que la résolution de ces inégalités est un objectif social important dans notre recherche du bien commun. Mais entre « inégalités » et « discrimination » ou « racisme », il y a une immense nuance. Parler d'« inégalités », c'est constater un fait neutre et objectif. Une situation ou A n'est pas l'égal de B dans un domaine quelconque (i.e. : pouvoir d'achat). On ne blâme personne, on ne fait que constater un fait objectif. L'« inégalité » est moralement neutre et on ne cherche pas forcément à punir un coupable pour y remédier. La « discrimination » pour sa part impute que, quelque part, une intention mauvaise, un désir, une volonté humaine condamnable, soit-elle individuelle ou collective, y est pour quelque chose – que la raison derrière les inégalités réside dans un choix de hiérarchiser la valeur des individus en fonction de leur appartenance à un groupe [X], d'une manière fondamentalement contraire aux valeurs d'égale dignité humaine qui structurent les sociétés modernes. « Discrimination » est moralement -et judiciairement- condamnable. Alors que le premier terme implique un problème à régler pour l'avenir, le second implique nécessairement de rechercher aussi un coupable à pointer du doigt et à punir; ce n'est plus qu'un « problème collectif à régler », c'est « la faute de quelqu'un » et c'est le coupable seul qui doit en payer les conséquences. Alors que la lutte contre les inégalités appelle la collaboration globale pour y remédier, l'accusation de discrimination nourrit quant à elle le conflit; le groupe se prétendant « victime » ne réclame pas justice avec, mais bien contre son « oppresseur ».
Et la société québécoise n'est tout simplement pas une société d'oppresseurs et ne fonctionne pas comme un système fait pour opprimer des victimes. Nous ne sommes pas comme cela, nos règles, nos institutions, notre système social, notre économie, notre droit, etc. ne fonctionnent pas comme cela; nous ne sommes pas une société qui exclut une part de ses membres parce qu'ils appartiennent à une minorité. Et avant de prétendre le contraire et d'affirmer que ça serait effectivement le cas, il convient de rappeler que, en droit comme dans toute autre discipline scientifique, c'est à celui qui avance une prétention que d'en faire la preuve convaincante, sous peine de verser dans l'abitraire.
Au-delà des cas isolés et épiphénoménaux, individuels, rares, non représentatifs et sanctionnés comme il se doit, la société québécoise n'a pas à se déclarer coupable de racisme ou de discrimination systémique, n'a pas à s'agenouiller et accepter sans poser de questions une déclaration de culpabilité qui échoue au test des preuves empiriques et causales rationnellement et méthodologiquement valables. C'est à bon droit que le député Alain Therrien, le Bloc Québécois, et plus largement l'écrasante majorité de la société québécoise dans l'ensemble qui réagit depuis, sans légèreté aucune rejette l'idée que notre société soit traversée de discrimination systémique posée comme un postulat incontestable n'ayant pas besoin d'être prouvé et entraînant notre culpabilité collective.
Et plus fermement encore, devant les accusations de racisme, de discrimination et de préjudice, devant la culpabilité qu'on tenterait de lui imposer en raison de ce qu'elle n'est pas pour en exiger la déconstruction, c'est à bon droit et légitimement que la société québécoise, que nous tous, Québécois et Québécoises, de toutes origines, sans distinction aucune fondée sur l'origine ethnique, ou quelque autre caractéristique intrinsèque que ce soit, pouvons -et devons- nous tenir debout, les genoux droits et en toute confiance, et plaider « non coupable ».
- François Côté, Avocat
Spécialisé en histoire et théorie du droit et des traditions juridiques et en droit des libertés fondamentales
Chargé de cours et candidat au doctorat en droit
Mis à jour 21 juin 2020 - Corrections orthographiques et reformulations pour fins de clarifications.
(Lien vers la publication facebook d'Eve Torres: https://www.facebook.com/hawa.bens.9/posts/2783142848582233)