Socrate (ou Platon) avait bien raison...

Par: Annie-Ève Collin

Socrate, ou du moins le personnage que lui a créé Platon, avait bien raison sur le point suivant : sur certaines questions, n'importe qui s'improvise expert. Vous avez sans doute déjà deviné qu'il parlait des questions qui concernent ce qu'on appelle aujourd'hui la philosophie.


Comme il le faisait valoir, les gens se figurent sans problème que pour chaque domaine, les mieux placés pour en parler sont ceux dont c'est le métier. Du moins la plupart du temps, parce que notamment sur les questions éthiques (même si Platon les nommait autrement), et même sur les questions métaéthiques, chacun s'imagine avoir une opinion qui a autant de valeur que ce que peuvent en dire ceux qui ont étudié dans ce domaine et qui travaillent dans ce domaine.

Parce que oui, imaginez-vous donc : la philosophie est un domaine d'expertise et l'éthique et la philosophie politique, qui sont des branches de la philosophie, sont aussi des domaines d'expertise.

J'ai étudié en philosophie, je l'enseigne depuis une décennie (en plus d'avoir assisté des professeurs d'université avant de devenir enseignante), et je continue mes études de manière autodidacte depuis que j'ai terminé mes études universitaires. Je donne des cours d'éthique depuis presque 10 ans, en plus d'avoir choisi une grande proportion de cours (ou de séminaires) en éthique et en philosophie politique lors de ma troisième année de baccalauréat et lors de ma maîtrise.

Pourtant, je ne compte plus les facebookiens qui pensent pouvoir m'informer sur la nature de la morale, sur les fondements philosophiques de la liberté d'expression, ou sur d'autres questions sur lesquelles, dans la majorité des cas, il y a des chances que j'en sache plus long qu'eux. C'est assez arrogant de leur part...et un brin insultant pour moi ! Et j'en ai discuté avec des collègues : ils se font faire la même chose.

Alors allons-y avec un raisonnement inspiré de celui que fait Socrate dans certains dialogues de Platon. Mon ami F. est avocat, et je l'interpelle souvent pour parler de questions relatives au droit. Il m'arrive de lui donner mon avis et d'avancer ce que je crois savoir. 

Mais s'il me dit que je me trompe, que j'interprète mal, qu'il y a manifestement des choses que je ne sais pas, quelle devrait être mon attitude ? En ce qui me concerne, la bonne attitude est de me dire qu'il connaît vraisemblablement le sujet mieux que moi. 

M'obstiner avec lui à partir des maigres connaissances que m'ont données un cours d'introduction au droit et des lectures et conférences par-ci par-là, serait effronté de ma part.

Est-ce que ça veut dire que F. est infaillible? Non, bien sûr! Si je tiens vraiment à être le plus certaine possible de la validité de la réponse que je retiens, je peux m'adresser à d'autres juristes ou lire des livres écrits par des juristes, en plus d'interroger F. Se fier aux experts, ne veut pas dire les prendre pour des sources de Vérité avec un grand V.

F. lui-même est conscient de ne pas être infaillible. La preuve, il lui arrive de dire : "Ça touche un domaine du droit dans lequel je ne suis pas expert. Voici ce que je peux répondre à partir de ce que je sais, mais je dis ça sous toute réserve." Ce genre de réponse, est justement celui de quelqu'un qui en sait suffisamment pour avoir conscience qu'il y a des choses qu'il ne sait pas.

Par opposition : "J'ai droit à mon opinion, et pourquoi l'autre saurait-il mieux que moi?" est le genre de réponse que donnent les gens qui ne connaissent justement pas le sujet dont on parle - car sinon, ils sauraient ce qui permet d'affirmer que certains savent mieux que d'autres sur la question abordée.

Autre exemple : mon amie M. a étudié en littérature, elle est passionnée de littérature, et elle a enseigné le français à presque tous les niveaux : primaire, secondaire et collégial.

J'aimais bien mes cours de littérature au secondaire et au cégep, et je peux en parler...un peu! Je pense savoir à peu près la différence entre de la science-fiction et du fantastique. Je sais ce que sont une métaphore, une métonymie et une hyperbole...enfin à peu près.

Parfois, quand je prends le thé avec M., je dis quelque chose et elle me contredit. Et parfois, il se trouve que c'est sur quelque chose de relatif au domaine dans lequel elle a étudié et dans lequel elle travaille. Eh bien j'évite de m'obstiner avec elle dans ce temps-là. Je la questionne souvent, parce que je trouve ça intéressant, je lui dis ce que je crois savoir, mais c'est pour ensuite écouter attentivement et humblement ce qu'elle a à répondre. Il ne me viendrait pas à l'esprit de me croire dans un rapport d'égale à égale avec elle alors qu'on parle de son domaine d'expertise.

De la même façon, je ne vois pas pourquoi je devrais admettre que Monsieur et Madame Tout-le-monde se considère dans un rapport d'égal à égal avec moi quand c'est mon domaine d'expertise dont on parle.

Alors que je rappelais mon expertise en éthique et en philosophie politique à certains interlocuteurs, on m'a déjà fait valoir que la philosophie n'est pas une science (sans doute en utilisant ce mot au sens de science pure ou de science exacte). En effet, mais ça ne veut pas dire que ce n'est pas un domaine d'expertise. 

Le droit, la littérature et l'histoire ne sont pas non plus des sciences pures, n'empêche que Monsieur et Madame Tout-le-monde ne sont pas en position de s'obstiner avec un juriste, avec un professeur de littérature ou avec un historien sur des choses que ceux-ci ont étudiées à fond et ceux-là non. La même chose est vraie en éthique. Et en philosophie politique.

Il y a des connaissances à aller chercher en éthique. Si votre réponse en lisant ça est "Je ne vois pas lesquelles!", eh bien le conseil que j'ai à vous donner est le même que je vous donnerais pour n'importe quel autre domaine : instruisez-vous. Consultez des proches qui ont étudié en éthique, ou lisez des livres écrits par des éthiciens. Il est normal que vous ne voyiez pas "lesquelles" si vous n'avez pas étudié en éthique : ça ne fait pas de vous une personne ignorante ni une personne moins valable, ça fait simplement de vous quelqu'un qui n'est pas spécialiste en tout...comme tout le monde!

Vous n'avez pas envie de faire de telles recherches? Pas de problème. Moi, je n'ai pas envie de faire des études en droit, ni officielles ni autodidactes. En contrepartie, je me souviens qu'un juriste connaît le droit mieux que moi. Je vous invite à avoir la même attitude en ce qui concerne l'éthique, quand vous parlez à quelqu'un qui a étudié dans le domaine.

Oui, il y a des connaissances à avoir en éthique. Non, je ne vous dirai pas lesquelles immédiatement : c'est impossible de faire ça en trois lignes, tout comme il serait impossible de résumer en trois lignes ce qu'il y a à savoir sur le droit ou sur l'épistémologie de l'histoire. Et je n'ai pas besoin qu'un historien soit capable de me résumer en trois lignes les principes de l'épistémologie de l'histoire pour me figurer que n'importe quel historien connaît vraisemblablement mieux que moi l'épistémologie de l'histoire.

Pour conclure, ce que j'écris ici n'est ni un sophisme d'argumentum ad hominem ni un sophisme d'appel à l'autorité (et non, vous ne pouvez pas utiliser ce que vous avez appris dans vos cours de philosophie au cégep pour vous mesurer à quelqu'un qui a étudié en philosophie à l'université et qui travaille en philosophie, pas plus que vous ne pourriez utiliser ce que vous avez appris dans vos cours de biologie au secondaire ou au cégep pour vous mesurer à un biologiste).

Reconnaître l'expertise de quelqu'un n'est pas un appel à l'autorité. L'expertise ne rend pas infaillible, je l'ai déjà dit, mais elle rend mieux placé pour parler des questions pour lesquelles on est expert. L'appel à l'autorité, c'est prétendre que quelqu'un a forcément raison à cause de la place qu'il occupe ; tenir compte de l'expertise des gens, c'est autre chose. 

Faire remarquer à quelqu'un qu'il ne connaît pas un domaine, de sorte qu'il devrait prendre ses propres opinions avec un peu (beaucoup) de réserve, n'est pas un argumentum ad hominem. Ne pas connaître un domaine fait bel et bien en sorte qu'on n'est pas le mieux placé pour en parler. Ça ne fait pas qu'on n'est pas une personne valable! Ça fait qu'on est comme tout le monde : quelqu'un qui ne sait pas tout.




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