Non, l'accommodement raisonnable n'est pas un compromis - et en matière religieuse, c'est un problème

Par: Admin

Un texte de François Côté, avocat


L'essence de la démocratie repose sur la notion de compromis; sur l'effort mutuel des parties et groupes aux intérêts divergents de mettre de l'eau dans leur vin pour trouver un terrain d'entente à la recherche du bien commun. C'est par cette rencontre, par cette communication, que la communauté, que le commun, peut fleurir et évoluer.

Le problème, c'est que le concept d'accommodement raisonnable en droit canadien ne fonctionne pas selon le modèle du compromis, mais bien de l'imposition unilatérale - et que depuis les 30 dernières années, ce canevas non-compromissoire a été érigé en référent juridique et social en matière religieuse.

Pour résumer au plus simple, le principe de l'accommodement raisonnable ne requiert pas d'un demandeur d'accommodement X de diluer ses demandes et de rencontrer la personne à qui un tel accommodement est demandé à mi-chemin, qui elle aussi diluerait ses normes et politiques pour rencontrer le demandeur à mi-parcours. Non, en droit, le principe de l'accommodement raisonnable est à toutes fins pratiques unilatéral: le demandeur d'accommodement a le droit d'exiger pleine et entière satisfaction de ses demandes, sans le moindre recul - et c'est à la personne visée par cette demande de s'y plier et d'y donner satisfaction intégrale.

Ce n'est qu'en présence d'une « contrainte excessive » que la personne visée par la demande pourra alors requérir du demandeur qu'il tempère son exigence. Mais notons-le, l'idée de « contrainte excessive » renvoie à un palier très, très élevé, qui doit être de nature à littéralement mettre en péril la poursuite des activités ou la survie économique de la personne visée par la demande. Alors que le droit américain (d'où provient la notion) parle de contrainte « plus que minimale », le droit constitutionnel canadien place la barre bien plus haute, et en fait reposer le fardeau sur les épaules de la personne visée par la demande; un fardeau qui est dans l'immense, écrasante, majorité des cas, impossible à rencontrer. En d'autres mots, une demande d'accommodement doit, en droit, être entièrement satisfaite sans discussion à moins que cela ne mette littéralement en péril la survie de la personne à qui cet accommodement est demandé (et ça sera à elle de le prouver, qui plus est).

On est bien loin de la notion de compromis, lorsque la seule « excuse » possible est « si je fais ça, je vais mourir » (figurativement, s'entend).

Bien sûr, dans certains domaines de droit des accommodements raisonnables, cela peut tout à fait se comprendre et se justifier; une femme enceinte ne peut pas vraiment diminuer les conséquences physiques de sa grossesse; pas plus qu'une personne atteinte d'une maladie ou d'un handicap. Dans de telles situations, le modèle est socialement légitime et tout à fait approprié – parce qu'on se trouve dans une situation où le demandeur subit une situation factuelle sur laquelle il n'a aucun contrôle, qui se trouverait en opposition à un exercice de volonté de la part de la personne visée par la demande (ses règles, normes, politiques, etc.). Dans de telles situations, qui sont à l'origine du modèle de l'accommodement raisonnable dans la théorie du droit, on est face à des situations factuelles individualisées, où une personne « n'y peut rien »; et il serait dès lors injuste, inéquitable, de faire primer la volonté de l'un sur une autre personne qui subit une situation hors de son contrôle et qui, malgré tout son désir, ne peut faire autrement.

Cependant, le hic, c'est lorsque la règle se transpose aux pratiques religieuses (qu'on distingue des convictions); elle génère alors deux problèmes conséquents.

Premièrement, la manifestation de la religion n'est pas une situation hors du contrôle, hors de la volonté, d'un individu; cette conception est à l'origine du modèle social sur lequel toute la modernité occidentale s'est construite et qui ne saurait souffrir de remise en question sans remettre en question tous les progrès sociaux émancipatoires des, au minimum, 50 dernières années (et si on veut rentrer dans une perspective historique à plus large échelle, on peut passer au niveau des siècles entiers). À partir du moment où l'on commence à célébrer le libre arbitre et la liberté individuelle comme affranchissant l'individu du dogme religieux, plus rien ne permet de considérer rationnellement qu'un individu « n'a pas le choix » d'exprimer ou non des pratiques religieuses. Il a tout à fait le choix – et ce choix doit bien sûr faire preuve de déférence, mais il démontre une différence de nature par rapport aux situations factuelles dans lesquelles, malgré la meilleure volonté du monde, un individu ne peut pas agir. Une personne religieuse a le choix de porter ou non un signe religieux. Physiquement, matériellement, elle peut le mettre, elle peut l'enlever, librement et sans contrainte, du simple fait qu'elle désire le faire ou non. Un handicapé en chaise roulante n'a pas le choix de sa situation; il ne peut pas, malgré tout son désir, se lever et se dire « bon, aujourd'hui, je vais arrêter d'être handicapé ».

Dès lors, le modèle n'est plus le même. On n'est plus dans une situation « Faits inéluctables X -vs- Volonté Y », où il est légitime de faire primer X sur Y. On est plutôt dans une situation du style « Volonté X -vs- Volonté Y »; et en faisant primer X sur Y dans ce scénario, on se retrouve non pas à accommoder un individu prisonnier du sort, on se retrouve à faire primer la volonté de l'un sur celle de l'autre. Or, ceci va à l'encontre d'essentiellement tous les tenants et aboutissants de notre tradition civiliste : autant les rapports privés naissent de la rencontre des volontés égales, autant les rapports publics en démocratie naissent de la volonté commune. Par le recours à l'accommodement raisonnable dans une matière qui relève de la volonté et non des faits, on se trouve à placer le demandeur en position de « supériorité »; sa volonté est plus importance que celle de son interlocuteur, voire, de celle de tous ses pairs en société. Il ne serait pas inexact d'y voir un étrange rapprochement avec les privilèges de la noblesse et du clergé qui traversaient les sociétés aristocratiques du 18e siècle – en opposition auxquelles est justement née la démocratie occidentale moderne. Mon « je veux » est plus important que le tiens, voire que le « nous voulons » tout entier.

Le second problème qui surgit est au niveau plus systémique. Les accommodements raisonnables ont été érigé, par plus de 30 ans de décisions judiciaires au nom de la Charte canadienne des droits et libertés (et de la Charte québécoise qui y est aujourd'hui entièrement soumise), en véritable exemple, en véritable modèle. Dès lors, pour le citoyen ordinaire, il devient aisé de se percevoir investi d'un « droit de ne pas faire de compromis en matière religieuse ». Demandez X; si on vous répond quoi que ce soit d'autre qu'une acceptation sans condition, alors vous pouvez aller devant les tribunaux et forcer votre interlocuteur à se plier à votre volonté, force de l'État à l'appui. Et, bien sûr, ce modèle, nombreux sont les revendicateurs intéressés qui s'en servent; et il crée des exemples et des précédents qui s'imposent et qui font de plus en plus craindre les foudres de la justice si une personne ose dire non. Parlez-en à n'importe quel employeur, à n'importe quel administrateur gouvernemental, à n'importe quel avocat en droit du travail ou de l'administration; hors des épiphénomènes, il vous répondra par réflexe « donne-lui son accommodement sinon on va avoir des ennuis ». Le modèle de soumission se créé, se renforce.

Et avec 30 ans d'exemple judiciaire en ce sens, on en arrive à caresser l'intransigeance, le refus du compromis, lorsqu'il est question de pratiques religieuses, qui génère un discours social de plus en plus crispé sur la question – qui ne passe tout simplement plus aujourd'hui. Trop, c'est trop.

Cette notion juridique doit impérativement être rééquilibrée. Pas effacée – qu'on ne l'oublie pas, les accommodements raisonnables sont une bonne chose tels qu'ils sont dans certains domaines, comme la grossesse ou le handicap, par exemple – mais redéfinie. Tôt ou tard, et plus tôt que tard, nous allons devoir, à titre de société, forcer une modification du droit québécois pour l'écarter de la dérive en la matière et effectuer une distinction formelle entre ce qui relève du fait inéluctable et ce qui relève de l'exercice de volonté, dont fait partie la manifestation religieuse. Si le premier type d'accommodement à toute sa place dans une société démocratique juste, le second y est au contraire délétère et attaque les fondements mêmes de la démocratie libérale. Et cette situation doit impérativement être corrigée.

Car justement, s'il y a un domaine collectif dans lequel la société moderne ne doit pas faire de compromis, c'est bien dans la recherche du compromis entre les volontés.




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