L’inclusion des enseignants dans la liste des employés de l’État qui ne pourraient plus porter de signes religieux en vertu du projet de loi 21 sur la laïcité alimente d’âpres débats. Les opposants au projet de loi prétendent que cette disposition brimerait la liberté de religion et limiterait injustement l’accès à la profession enseignante. La polémique autour de cette question semble pourtant oiseuse compte tenu du fait que l’école est inséparable de la laïcité, de son histoire et de son essence.
Un argument souvent invoqué est que les enseignants ne feraient pas partie des personnes pour lesquelles la Commission Bouchard-Taylor a suggéré l’interdiction du port de signes religieux en raison de leur pouvoir de coercition (juges, procureurs, policiers, gardiens de prison). Cette recommandation constituerait un compromis acceptable, car elle ferait consensus au Québec. Démenti par tous les sondages publiés sur la question, ce pseudo-consensus a été en fait fabriqué artificiellement par des médias et des militants qui prêchent pour la limitation du principe de la laïcité. Du reste, comment peut-on encore parler de consensus quand Charles Taylor lui même, l’un des coprésidents de la commission, a fait volte-face et prône maintenant une liberté totale en matière de signes religieux ?
Au sein de l’État, les agents du système judiciaire ne sont pas les seuls à incarner des figures d’autorité ; les enseignants en incarnent aussi. Ceux-ci sont investis d’une double autorité, à la fois intellectuelle et disciplinaire. Ils détiennent d’abord une autorité du savoir qui leur confère un statut hiérarchiquement supérieur à celui des élèves. Ils ont ensuite la charge de faire respecter des règles de conduite propres à créer un climat de travail favorable ; en tant que gardiens de l’ordre en classe, ils ont même un pouvoir de coercition puisqu’ils peuvent imposer des sanctions aux élèves qui font preuve de comportements répréhensibles.
Historiquement, le monde de l’éducation a été profondément transformé par le principe de la laïcité. L’école traditionnelle a été longtemps sous la responsabilité de la religion qui s’en servait comme un puissant moyen de prosélytisme. En revanche, l’école moderne issue des Lumières se déclare laïque et affirme son indépendance vis-à-vis de toute confession religieuse.
En France, les lois scolaires promulguées au cours de la seconde moitié du XIX e siècle ont progressivement séparé l’Église catholique de l’éducation. Cette sécularisation du système scolaire a connu son aboutissement dans la loi de 1905 qui a étendu la laïcité à l’ensemble de la République.
Au Québec, l’éducation a quitté en 1964 le giron des Églises catholique et protestante pour passer sous la responsabilité du gouvernement, avec l’adoption de la loi 60 instituant le ministère de l’Éducation selon les recommandations de la Commission Parent. La déconfessionnalisation du système scolaire a franchi une autre étape décisive en 2000 avec l’entrée en vigueur de la loi 118, qui a restructuré les commissions scolaires en fonction de la langue d’enseignement et non plus en fonction des religions. L’actuel projet de loi 21 s’inscrit en droite ligne dans ce mouvement de sécularisation indissociable de l’évolution de la société québécoise durant les soixante dernières années.
L’école moderne ne peut être que laïque étant donné qu’elle se réclame de la science et non plus des religions. La science et la religion présentent deux univers mentaux tout à fait incompatibles : la première relève de la pensée rationnelle qui cherche de façon validée à expliquer le monde selon des principes immanents à la nature, alors que la seconde est issue de la pensée mythique qui requiert la foi absolue dans l’existence de puissances surnaturelles réglant le destin de l’humanité et le cours de l’univers. En choisissant la science comme cadre intellectuel, l’école moderne est axée sur le savoir et non sur le croire, de sorte que la promotion des religions n’y a pas sa place. La religion ne devrait être abordée dans l’institution scolaire moderne qu’en tant qu’objet d’études à analyser et à critiquer, comme tout autre phénomène humain.
L’opposition établie par le sociologue Fernand Dumont entre « culture première » et « culture seconde » aide à mieux saisir les fondements et les finalités de l’école. La culture première est donnée inconsciemment à l’individu par son milieu d’origine et elle est formée des modes de vie perpétués par tradition dans sa communauté. Par contre, la culture seconde, dont le principal promoteur est le système d’éducation, a une portée plus universelle. Elle transmet consciemment à l’individu un héritage artistique et scientifique construit par des hommes et des femmes qui ont fait progresser la pensée et l’humanité. Elle a pour objectif de munir les jeunes de savoirs et d’outils intellectuels qui leur assurent une plus grande autonomie pour examiner leur culture première et interpréter le monde.
De par sa fonction, l’enseignant ne peut pas fonder son identité professionnelle sur les particularités de sa culture première. Bien au contraire, il doit s’en distancier afin d’adopter la posture réflexive et critique propre à la culture seconde que l’école a mandat de développer.
Ainsi que le souligne la philosophe Catherine Kintzler, l’acquisition d’une connaissance implique une attitude de réception libre et ouverte, non conditionnée par des croyances tenues pour immuables et incontestables. L’enseignant qui affiche un signe religieux en classe envoie, volontairement ou non, le message que ses croyances ont préséance dans sa vie. Il suggère ainsi qu’il pourrait avoir tendance à ne considérer que les idées conformes à sa foi et à ignorer les autres. Il affiche en quelque sorte ses partis pris religieux, ce qui risque bien sûr de placer les élèves dans une situation embarrassante, voire conflictuelle. L’exhibition de signes religieux par les enseignants ne peut que porter atteinte à la liberté de conscience des élèves.
En effet, les signes religieux dans l’espace public ne se réduisent pas à un choix personnel. Ils débordent la seule question des libertés individuelles et relèvent avant tout de la symbolique sociale. Une enseignante qui porte le voile islamique risque de donner l’impression qu’elle endosse tous les dogmes de l’islam tels qu’ils sont stipulés dans le Coran, la Sunna et la charia, qu’en conséquence elle pourrait rejeter la mixité dans certains lieux publics comme la mosquée ou les piscines, soutenir la peine de mort pour les athées et les apostats, condamner l’homosexualité, accepter la suprématie de l’homme sur la femme, assimiler toute critique de sa foi à un blasphème à punir et être persuadée de la supériorité de sa communauté sur toutes les autres.
Cette impression d’intégrisme entre en contradiction avec la neutralité et l’indépendance de pensée indispensables à la fonction enseignante. Comment pourrait-on vraiment se fier à l’ouverture d’esprit d’une enseignante qui afficherait un signe aussi chargé idéologiquement dans un lieu d’éducation consacré au savoir plutôt qu’au croire?
Terminons en réfutant l’argument souvent avancé selon lequel la laïcité de l’État ne signifierait pas forcément la laïcité des individus, que les institutions au Québec pourraient être déclarées laïques sans que leurs représentants ne soient tenus à s’abstenir de porter un signe religieux au travail. À l’instar des autres institutions publiques, l’école n’est pas faite uniquement des murs qui l’abritent. Elle est d’abord incarnée par les personnes qui y œuvrent, spécialement par son corps enseignant. On aura beau éliminer toutes les objets de piété des murs des bâtiments scolaires, si les enseignants croyants se permettent d’arborer qui une kippa, qui une croix, qui un hijab, qui un dastar, l’image réelle qui sera renvoyée aux élèves est celle d’un sanctuaire multiconfessionnel, mais non d’un établissement où prévaut officiellement le principe de la laïcité.