Lucifer, premier philosophe. Lecture croisée de Platon et Milton.

Par: Théo d'Hérouville-Jean-Baptiste

Le « phénomène d'extinction de masse » exposé par les actualités est inquiétant, car il implique « de grandes actions » dans de « grands domaines » faisant face à de « grands problèmes » économiques et écologiques.

Ces grandeurs sont impressionnantes puisqu'elles nous ramènent à nos « petites habitudes » dans les « petits domaines ». « C'est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre » disait Louise Michel.

Si les bons dénouements commencent avec de belles actions, il est évident que l'être humain doit à nouveau se familiariser avec l'idée du Beau et du bon. Je propose une lecture croisée de Platon et Milton, dont se dégage de cette littérature l'intuition que Lucifer serait le premier « philosophe ».

Nous observerons d'abord l'Idée du Bien et du Beau dans la pensée platonicienne, puis le personnage de Lucifer chez Milton, enfin les similitudes entre les actions de ce personnage et l'acte philosophique.


Platon définit la beauté comme révélatrice du Bien. Pour la prêtresse Diotime, les termes sont interchangeables lorsqu'elle interroge Socrate sur la quête de l'amour, commune aux humains. L'être est guidé par la volonté d'agir, et cette volonté est portée par le désir. Contemplatif et inerte sur un banc, comme intrépide et démesuré dans l'action, l'homme écoute ses envies et ses sentiments. Avec la même instantanéité de ressentis, l'humain trouve un corps plus resplendissant qu'un autre, car « seule la beauté a reçu en partage d'être à la fois la chose la plus manifeste comme la plus aimable » (Le Phèdre, 250e).


La beauté du corps est la première étape afin de se rapprocher de l'idée du Beau, mais cette beauté est souvent confondue avec la réalité. La savante Diotime affirme que l'apprenti philosophe doit savoir « reconnaître que la beauté qui réside dans un corps est sœur de la beauté qui réside dans les autres », ensuite il « doit faire profession d'aimer tous les beaux corps » pour enfin « considérer la beauté de l'âme comme bien plus relevée que celle du corps » (Le Banquet, 210c).


Pour Platon, l'humain a vu les idées avant de tomber sur Terre. Celui qui observe le physiquement agréable peut prendre conscience que l'idée du Beau existe dans un monde intelligible où « elle est perçue la dernière et avec peine, mais on ne peut l'apercevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses ». (La République, livre VII, L'allégorie de la caverne).


La considération du beau se fait par l'intermédiaire d'une chose essentielle : « La vue (qui) est en effet le plus subtil des organes du corps » (Phèdre, 250e).


Dans L'allégorie de la caverne, voir est l'action essentielle : les prisonniers observent les ombres, jusqu'à observer le soleil, qui est « le souverain de la lumière ».


Celui qui a aperçu la vérité ne veut plus retomber dans l'ignorance, comme le prisonnier qui s'est échappé de la grotte obscure. Contempler le beau est un acte de rencontre avec la lumière, car « peut-être que, suivant le vieux proverbe, c'est la beauté qui fait l'amitié. Aussi bien notre sujet est-il quelque chose de délicat, de lisse et de poli, et, à cause de cela, il pourrait encore nous échapper et nous glisser entre les doigts ». Pour Platon, le beau est bon. (Lysis, 216d-216e).


En résumé, « les formes (...) rappellent l'essence de la beauté » (Phèdre). Elle est l'éclat de l'intelligible dans le sensible.


A l'aide de la géométrie, Platon explique que l'Idée existe au-delà du monde physique. Lorsque quelqu'un dessine un triangle, il croit le représenter. C'est en pensant rationnellement ce triangle dessiné que l'humain s'approche du véritable triangle. Cet engouement pour la connaissance rappelle celui de Satan.


Dans le Paradis Perdu, Milton représente l’ascension de Lucifer vers la lumière. Dans les livres 2 et 3, un parallélisme s'établit entre lui et Jésus, qui d'après la Bible, est la lumière du monde.


Au Ciel et en Enfer, une assemblée d'archanges délibèrent quant aux futurs événements suite à la bataille céleste. Belzébuth, roi des démons  d'après la hiérarchie qu'a établie l'auteur français Jacques Collin de Précy, propose aux anges déchus de dévaster les hommes ou de s'en emparer (p. 27 du livre en ligne, voir ref.). Il leur demande qui ira chercher ce nouveau monde, car la route est dangereuse, et après un long silence, seul Lucifer se porte volontaire (p.28). 


Dieu observe l’ascension de Lucifer jusqu'à la Terre. Dieu souhaite supprimer l'humain, car il sait que Lucifer « le pervertira : l'homme écoute ses mensonges flatteurs, et transgressera facilement l'unique commandement, l'unique gage de son obéissance ; il tombera lui et sa race infidèle » (p. 44).


Alors, le Seigneur demande qui se fera mortel pour racheter le crime de l'homme. Descendre du Ciel n'est pas agréable, et après un long silence, seul Jésus se porte volontaire.


Le triomphe de la mort est commun à Lucifer et Jésus. L'archange la rencontre pour la première fois aux portes séparant l'Enfer et le Chaos ; il l'affronte jusqu'à que Pêché, fille de Lucifer, vienne les séparer, car elle est la mère de la Mort. Quant à Jésus, il doit mourir pour vaincre la mort par sa résurrection.


L'un des passages les plus importants dans la Bible est celui où Jésus prie sur une montagne avec les apôtres Jean et Jacques qui remarquent que « l'aspect de son visage changea et son vêtement devint d'une blancheur éclatante ». Jésus transfigure, il devient lumière.


Dans le Paradis perdu, sur Terre après être sorti du Chaos, Lucifer s'abat sur le sommet du Niphates. Dessus, l'archange se plaint d'avoir perdu la lumière : « ô soleil, que pour te dire combien je hais tes rayons ! Ils me rappellent l'état dont je suis tombé et combien autrefois je m'élevais glorieux au-dessus de ta sphère ». C'est à ce moment que Lucifer transfigure, non pas vers la lumière du Bien, mais celle du Mal, qui sera son bien.


Enfin, dans le livre premier de l’œuvre, Lucifer exprime des « signes de remords et de compassion, quand (il) regarde ceux qui partagèrent, ou plutôt ceux qui suivirent son crime condamnés maintenant pour toujours à avoir leur lot dans la souffrance ! ». L'archange « se prépare à parler (...) Trois fois il essaie de commencer ; trois fois, en dépit de sa fierté, des larmes telles que les anges en peuvent pleurer, débordent » (p.14). Ce passage n'est pas sans rappeler que Jésus pleure lorsqu'il retrouve son ami Lazare décédé (Jesus wept). (John 11.35 New American Standard Bible)


Parcouru par le mal et le bien, le chemin pour accéder à la lumière est périlleux. La pensée judéo-chrétienne de Milton rejoint la pensée gréco-romaine de Platon.


Nous pouvons établir des points communs entre ces deux pensées. Platon et Milton parlent communément d'une ascension vers la lumière qui commence par la beauté des corps, donc par leurs formes, car c'est à travers la beauté que l'intelligible se manifeste.


Il est intéressant de constater que pour Platon et le Lucifer de Milton, le corps est prison. Platon dit que l'âme est dans un tombeau, le Lucifer de Milton affirme que son corps est l'Enfer.


Le corps renferme l'âme, et chez les Grecs, une belle âme est l'union du culte physique à celui de l'esprit. Par exemple, les éphèbes.


Jésus et Lucifer se métamorphosent souvent, et les corps qu'ils empruntent sont assignés au Bien, comme le pain, ou au Mal, comme le serpent. Dans Le diable au Bal, d'Alexis Prévost, Lucifer emprunte l'apparence d'un splendide officier pour danser avec une jeune fille.


Afin d'accéder à la lumière, il faut d'abord souffrir. Dans l’œuvre de Milton, plus Lucifer remonte vers l’éden, plus il est tourmenté. Il dénigre son corps et son esprit, choses dont il se vantait. En proie à la lumière, il sait qu'il ne sait rien, il est qu'il n'est rien. Dans L'allégorie de la caverne, le prisonnier qui s'échappe se blesse sur les roches, et les vérités qu'ils découvrent semblent assaillantes.


Lucifer et Platon désirent la connaissance. La pensée platonicienne estime que la connaissance est en dessous de la lumière, car la connaissance embrasse les sciences pures, humaines, les humanités, mais la lumière est l'ensemble de la vérité, comme l'amour, le « début », la « fin ». La connaissance est en dessous de la lumière. Platon inscrit à la porte de son école « que nul n'entre ici s'il n'est géomètre » (De Anima d'Aristote, in de An. Comm. in Arist. Graeca, XV, éd. M. Hayduck, Berlin 1897, p. 117, 29). Dans la Bible, la pomme se trouve dans l'Arbre de la mort qui est l'arbre de la science. Cet arbre pousse grâce aux rayons de la Lumière qui arrosent le Jardin d’Éden.


En conséquence, il semble que tout humain qui veut s'approcher du « bien » passe par un état « démoniaque ». Dans le Banquet, Socrate demande à Diotime qu'elle est la fonction d'un démon. La prêtresse lui répond qu'un démon est « l'interprète entre les dieux et les hommes (...car) les démons entretiennent l'harmonie entre ces deux sphères : ils sont le liens qui unit le grand tout ». Le démon est un passeur entre deux mondes ; entre le monde physique et intelligible.


Pour conclure, nous observons dans nos lectures croisées que la Terre est partagée par Lucifer et Jésus, par le mal et le bien, issus de la même lumière céleste. La lumière est belle, et elle est la providence du Bien, soleil chez Platon, Dieu chez Milton. La tradition judéo-chrétienne et gréco-romaine considèrent donc beau l’ascension de l'esprit vers la lumière, qui semblable aux deux cas, se trouve dans le ciel.


Cependant, atteindre l'idée du Beau semble inaccessible : le rayonnement du soleil nous brûle, tout comme le buisson-ardent de Dieu. La beauté manifeste le Bien, mais elle est trompeuse. Il y a un écart entre la belle lumière et le Bien. Les personnes qui observent le beau s'y soumettent et elles ne semblent pas pouvoir s'en affranchir. La beauté platonicienne à fait progresser la pensée, mais on observe aujourd'hui que le matérialisme assouvit l'esprit critique.


Penser serait-il l'acte du beau ? Le penseur de Rodin est cette figure héréditaire de l'enseignement platonique. La savante Diotime dit que la beauté est sagesse, et la philosophie atteint la sagesse.


Philosopher serait-il un acte démoniaque ?



Sources images :

Couverture de l'article : Flickr, pixelsniper, 

Louis Janmot, Le Poème de l'âme, L'Échelle d'or, The Golden Ladder, c. 1851, oil on canvas, 113 x 145, Signed and dated at lower right, Musée des Beaux-Arts, Lyon, inv. 1968-168, https://flic.kr/p/8aEAwC


Montage photo : (à gauche) Doré, Gustave. Satan dans le Jardin d'Eden, sculpture, 1868. https://www.pinterest.fr/pin/6262886956582196

(à droite) Auguste Rodin, Le penseur, 1881-1882, Sculpture (Bronze), Musée Rodin, Paris, France https://www.larousse.fr/encyclopedie/oeuvre/le_Penseur/103049






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