Le retour des sophismes contre la laïcité

Par: Annie-Ève Collin

L'année 2013 a été marquée par les débats sur la laïcité, en raison du projet de charte du Parti québécois, qui formait alors un gouvernement minoritaire. À l'époque, j'avais noté une série de sophismes qui revenaient constamment chez les opposants à la charte, aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les médias traditionnels. Sans surprise, ces sophismes reviennent aujourd'hui en force avec le projet du nouveau gouvernement caquiste d'établir la laïcité au Québec.


1. Le faux dilemme


Ce sophisme consiste à prétendre qu'il n'y a que deux alternatives et que comme l'une des deux est inacceptable, on doit se ranger à l'autre.


"La charte veut interdire aux fonctionnaires de porter des symboles religieux. On veut uniformiser tout le monde, on n'accepte pas la différence." Voilà une position qui sous-entend un magnifique faux dilemme : soit on est pour le droit de porter n'importe quel symbole religieux dans n'importe quel contexte, soit on est contre la diversité et en faveur de l'uniformisation totale. Comme s'il n'y avait rien entre les deux ! On peut considérer que certains symboles sont déplacés dans un contexte donné sans vouloir que tout le monde soit pareil. 


Est-ce que, par exemple, une simple règle stipulant que les enseignant(e)s doivent s'abstenir d'afficher leurs croyances religieuses au travail implique que tout le monde va être habillé pareil ? Bien sûr que non! Surtout qu'il s'agit d'une règle qui ne s'appliquerait qu'aux enseignant(e)s, et uniquement à l'école. Ça n'empêcherait pas une certaine diversité chez les enseignant(e)s, tant que certaines balises sont respectées. Les enseignant(e)s pourraient très bien porter un symbole religieux en dehors du travail. En quoi vouloir une telle règle revient-il à vouloir que tout le monde soit pareil ?


2. La caricature


Ce sophisme consiste à déformer la position adverse, de façon à la faire paraître insoutenable.


En 2013, les articles sur le projet de charte du Parti québécois étaient généralement accompagnés de photos de femmes voilées. Ces photos exprimaient deux sophismes : un par leur répétition (je reviendrai sur celui-ci au point 3) ; l'autre par le fait que les femmes représentées étaient généralement dehors, ou encore présentées, dans la légende, comme des étudiantes. Cela laissait entendre qu'on voulait interdire le port du voile aux étudiantes, et même qu'on voulait interdire aux musulmanes de porter un voile lorsqu'elles se promènent en ville ! Ce n'est pas ce que prévoyait le Parti québécois, et ce n'est pas non plus ce que veut la Coalition Avenir Québec. Plusieurs détracteurs de la laïcité en arrivent à la conclusion suivante : l'État veut dicter aux femmes comment s'habiller.


Voici l'implication réelle de la laïcité : dans le cadre scolaire, ce ne sont pas les étudiantes qui devraient retirer leur voile, mais les enseignantes et les professeures. Quant au trottoir, une fois une loi sur la laïcité adoptée, il serait toujours permis à n'importe qui de porter le hidjab en se promenant dessus. On parle d'interdire le hidjab dans certains contextes spécifiques, à certains individus en particulier, ET en même temps que tous les autres signes religieux (c'est également sur cela que je reviens au point 3).


On est loin de la position à laquelle les détracteurs de la charte répondent, celle qui veut interdire le hidjab tout court et dicter leur habillement aux femmes. Pourtant, depuis que le gouvernement Legault a annoncé qu'il imposerait la laïcité de l'État, la même réaction est revenue : depuis le début de cette semaine, on focalise sur les femmes qui portent le voile et on prétend que le gouvernement veut dicter aux femmes comment s'habiller*.


3. Le procès d'intention 


Ce sophisme consiste à prêter à des gens des intentions inavouables, qui ne peuvent pas être prouvées.


En parlant constamment des femmes voilées, en focalisant entièrement sur elles, on suggère qu'elles sont LES victimes de la laïcité ; on suggère que la charte vise spécifiquement les musulmanes voilées. Certains font plus que le suggérer, ils affirment de manière explicite qu'une éventuelle loi sur la laïcité serait une loi contre les musulmanes.


Encore une fois, avec la laïcité, il serait interdit à TOUS les fonctionnaires de l'État, du moins ceux en position d'autorité, de porter des symboles religieux quels qu'ils soient  ; le voile ne serait pas le seul vêtement interdit.


On ajoute souvent des remarques à l'effet que les femmes voilées seront exclues de la fonction publique. Ça y est : le but de la charte, c'est d'exclure les musulmanes de la fonction publique. Il manque une nuance ici : il ne s'agit pas d'exclure les musulmanes, mais de demander à celles qui portent un voile de ne pas le porter quand elles sont en train d'exercer leurs fonctions.


4. Une autre caricature, dans laquelle on répond à ce que l'autre n'a pas dit.


Quand les opposants à la laïcité signalent que le fait de porter une croix, un turban, une kippa, un hidjab ou je ne sais quel autre symbole ne change rien à la compétence de l'employé, ils disent certes quelque chose de crédible. Il n'en demeure pas moins qu'ils font un sophisme de caricature : les promoteurs de la laïcité ne veulent pas interdire le port de symbole religieux pour la raison que le fait d'en porter un change quelque chose à la compétence. Leur position est que l'apparence neutre est un devoir important pour un représentant de l'État, particulièrement s'il est en position d'autorité ; le fait de porter un symbole religieux est contraire à ce devoir d'apparence neutre (on ne peut pas nier que porter un symbole religieux, c'est avoir une apparence qui n'est pas neutre). C'est pour cette raison qu'il doit être interdit d'en porter un, et non parce que ça rend l'employé moins compétent.


Vous pouvez être en désaccord avec la position des promoteurs de la laïcité : expliquez-leur pourquoi, selon vous, il n'est pas nécessaire que tous les employés de l'État aient une apparence neutre. Mais cessez de leur dire que le fait de porter un symbole religieux ne change rien à la compétence : ils le savent aussi bien que vous et leur propos porte sur autre chose.


Conclusion 


J'ajouterai qu'on retrouve aussi de nombreux sophismes d'argumentum ad hominem, c'est-à-dire qu'on injurie les promoteurs de la laïcité. On les traite notamment d'intolérants, de xénophobes, même de nazis, ce qu'on pourrait considérer comme un sixième sophisme : la fausse analogie. Cela rejoint le premier sophisme relevé dans ce texte : comme si vouloir certaines balises contextuelles revenait à vouloir imposer une façon de faire stricte, qui obligerait tout le monde à penser et agir de la même façon.


En ce qui concerne le point 3, certains répondent à cela que pour une femme qui porte le voile, le retirer n'est pas une option envisageable, de sorte que l'effet d'une interdiction de le porter quand on occupe un poste équivaut à l'exclusion des musulmanes qui portent le voile. Ils ajoutent souvent qu'on n'est pas en position de juger l'importance qu'elles attachent à leur voile. 


Je ne peux pas parler au nom des autres défenseurs de la laïcité, mais en ce qui me concerne, je n'ai pas la prétention de savoir à quel point une autre personne peut être attachée à quelque chose, que ce soit une musulmane voilée par rapport à son voile ou un autre cas. Tout ce que je dis, c'est que si quelqu'un est attaché à sa religion au point de ne pas pouvoir se résoudre à ne pas l'afficher constamment, de ce fait, il est inapte à occuper un poste de représentant d'un État laïc. Tout comme une personne qui ne pourrait pas se résoudre à porter un uniforme la plupart du temps parce qu'elle accorde un trop grande importance à la créativité dans l'habillement serait inapte à occuper un poste d'infirmière ou à s'engager dans la police. Et on pourrait donner des dizaines d'autres exemples : que chaque métier ait ses implications, et qu'on doive faire des choix en fonction de ce qui a de l'importance pour soi, selon les contraintes qu'on est prêt à accepter, c'est la situation à laquelle tous ceux qui veulent aller sur le marché du travail doivent faire face. Les musulmanes qui portent le voile ne sont pas victimes d'injustice parce qu'on leur demande la même chose qu'à tout le monde.




*Il est à noter qu'imposer aux femmes, comme aux hommes, des contraintes sur leur façon de s'habiller est normal dans pratiquement tous les contextes ; les limites et les prescriptions qui concernent l'habillement sont plus ou moins strictes selon les contextes, mais elles sont présentes partout. Les milieux de travail sont souvent un contexte dans lequel des contraintes explicites sont imposées quant à l'habillement, que ce soit en imposant un uniforme ou un code vestimentaire. Bien entendu, dans une épicerie ou dans un parc, les règles sont moins strictes que dans la plupart des milieux de travail, mais on s'attend quand même à ce que tout le monde porte un chandail et une culotte ou une jupe. Il n'y a que chez soi qu'il n'y a pas de limite, et encore, si on n'habite pas seul, on doit respecter des contraintes même chez soi. Réduire un projet de code vestimentaire qui ne s'appliquerait que dans un contexte précis à une volonté de "dicter leur tenue vestimentaire aux femmes", comme si on ne le faisait qu'avec les femmes et comme si c'était un cas d'exception, est une caricature particulièrement grossière. 



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