L'injonction à la solidarité

Par: Annie-Ève Collin

Un couple que je connais est formé de deux personnes plutôt discrètes et renfermées. Ce sont des gens qui socialisent peu, l'un d'eux est plutôt lunatique et l'autre très timide. Ils engagent bien peu la conversation avec les autres. Un jour, un voisin, qui interprétait qu'ils ne disaient pas bonjour à sa femme parce que cette dernière est mexicaine, leur a lancé : "Des gens comme vous ne devraient pas être racistes!" Des gens comme eux oui...je ne vous ai pas dit : il s'agit d'un couple d'homosexuels.


Ce n'est pas l'accusation infondée de racisme que je veux souligner dans ce billet, mais cette injonction à une solidarité particulière qu'on adresse à ceux dont on considère qu'ils font partie d'un groupe victime de préjugés. Combien de fois les féministes de Pour les droits des femmes du Québec, ainsi que les autres féministes critiques du genre, se sont fait dire : "Si vous êtes féministes, vous ne devriez pas être transphobes!" Encore là, ce n'est pas sur l'accusation infondée de transphobie (parce qu'en effet, être critique du genre n'est pas de la transphobie) que je veux insister, mais sur cet argument, qui peut prendre plusieurs formes, qui veut que quelqu'un qui fait partie d'un groupe victime de discrimination (les femmes, les homosexuels, ou un autre) ait le devoir d'être particulièrement sensible à la discrimination envers les autres groupes. 

On en a vu un autre exemple dans les réactions récentes aux propos de Michelle Blanc : bien que certains de ses propos soient effectivement problématiques à mon sens, qu'est-ce que ça change qu'ils viennent d'une personne trans? Le racisme serait donc plus impardonnable de la part d'une personne trans que de la part d'une personne qui ne l'est pas? Par ailleurs, Michelle Blanc a formulé des critiques de l'islam ; malgré son ton cru, ses critiques ne sont pas dépourvues de fondements. Il est vrai que les homosexuels et les femmes sont opprimés dans les pays où l'islam est dominant. 

L'argument semble pouvoir se résumer comme suit : puisque vous êtes une femme - surtout une femme féministe -, un homosexuel ou une personne trans, vous ne devriez pas contribuer aux préjugés envers les musulmans, puisqu'ils sont aussi un groupe opprimé. Si vous êtes un homosexuel ou une personne trans, vous faites partie d'une minorité, alors vous devriez avoir de la solidarité pour les musulmans, qui sont un autre groupe minoritaire. Mais quelle logique y a-t-il derrière ce raisonnement? En quoi faire partie d'un groupe opprimé rendrait-il spécialement redevable envers les autres groupes opprimés?

Il est à noter que ça revient à dire que le fait d'avoir des préjugés serait plus impardonnable de la part d'une femme, d'un homosexuel ou d'une personne trans que de la part d'un homme hétérosexuel qui assume son sexe. Puisque l'argument vient de personnes qui reconnaissent ces trois groupes comme des groupes victimes d'oppression et de préjugés, ces personnes ne réalisent-elles pas que ça vient ajouter à leur oppression?

Mais par ailleurs, même dans le cas où une femme est féministe, un homosexuel, impliqué dans le combat contre l'homophobie, une personne trans, impliquée dans la lutte contre la transphobie, en quoi est-ce que ça l'engage à être également sensible aux autres causes? Non seulement il n'y a pas de lien direct (nous avons tous des sensibilités différentes aux diverses causes, s'il peut être déplorable de ridiculiser les causes auxquelles d'autres sont sensibles, on ne peut pas exiger de quelqu'un d'être également sensible à toutes les causes), mais cet argument néglige même que les façons d'agir ou les revendications d'un groupe peuvent tout à fait entrer en conflit avec les intérêts, avec les droits, avec la dignité d'un autre groupe, et ce, même si ce groupe est minoritaire.

Il ne faudrait pas oublier que la notion de minorité est au départ simplement une notion mathématique. On fait partie d'une minorité dans la mesure où on partage les caractéristiques d'un groupe qui, en proportion, représente une petite partie de l'ensemble d'une population donnée. Être une minorité n'est pas synonyme d'être opprimé (les PDG de grandes entreprises sont une minorité ; sur la terre, les Blancs sont une minorité). Il est possible, et même avéré, qu'un groupe minoritaire obtienne un pouvoir démesuré, tout comme un groupe majoritaire peut se retrouver victime d'injustice.

Revenons-en aux exemples cités plus haut. Les féministes n'ont absolument pas le devoir d'appuyer toutes les revendications des militants trans (et queers), surtout pas lorsque certaines d'entre elles vont à l'encontre de ce pourquoi les féministes ont lutté ou luttent encore. Et oui, de tels conflits existent et ont été amplement documentés (si vous voulez des références, vous pouvez commencer par le site de Pour les droits des femmes du Québec). Les musulmans sont une minorité au Québec, certes, et partout en Occident. En quoi est-ce que ça engage les homosexuels à ne pas s'insurger contre les discours homophobes prononcés au nom de l'islam? Ils devraient même être solidaires de ceux qui les traitent de pécheurs, d'abominations ou d'erreurs de la nature si ces derniers sont musulmans? Et puis quoi encore?

Étrangement, je n'ai jamais entendu personne dire à des musulmans qui tenaient des propos homophobes : "Vous qui êtes victimes d'islamophobie, vous devriez être particulièrement solidaires des homosexuels qui sont victimes d'homophobie!" Je n'ai jamais entendu personne non plus dire que les musulmans devraient être les premiers à combattre le sexisme puisqu'ils sont victimes d'islamophobie. Mais c'est peut-être parce que je ne suis jamais là quand ça arrive.

N'en déplaise aux partisans de l'intersectionnalité, les intérêts de toutes les minorités et de tous les groupes victimes de préjugés ou de discrimination ne convergent pas toujours. Imposer une retenue particulière aux membres de ces groupes, c'est ajouter à leur oppression.



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