LE POUVOIR DES MOTS

Par: Léon Ouaknine


It takes an uncommon kind of mind to see the significance of the obvious

 

Alfred North Whitehead

Philosophe des sciences

Mathématicien

Logicien




Les mots servent à communiquer n’est-ce pas?

Oui, mais pas seulement; ils servent aussi, et surtout, à dominer.

Leur pouvoir est immense. C’est avec des gestes et des mots que la mère et le père confortent et encouragent l’enfant à grandir, à s’affirmer, à avoir confiance en lui. C’est avec des mots qu’il est accueilli dans la société, à l’école, c’est avec des mots qu’il interagira avec ses camarades, qu’il se fera des amis et qu’il deviendra par la suite citoyen.

 

Les mots nous sauvent, nous enchantent, mais ils peuvent aussi nous heurter si profondément que la blessure demeurera une plaie ouverte jusqu’à la mort, car si les émotions existent indépendamment des mots, elles s’expriment aussi au travers de ceux-ci et l’effet de ces mots est à la hauteur de la violence du ressenti.

 

Qui n’a pas connu ce moment unique, où la parole de l’autre l’a ébranlé dans ses certitudes ou ses croyances, l’a forcé à reconsidérer d’un œil différent le monde autour de lui?

Il n’existe aucune force plus puissante que les mots dans l’histoire humaine. Qui n’a pas en tête ces mots impérissables «I have a dream» du pasteur Martin Luther King jr prononcés le 28 août 1963 et qui aboutirent à l’abolition de la ségrégation raciale aux États-Unis? Qui ne se rappelle ces 95 thèses que Martin Luther cloua sur la porte de l’église du château de Wittenberg le 31 octobre 1517, lançant par ce geste la réforme protestante qui entraîna les guerres de religion et le schisme de la chrétienté?

Le pouvoir des mots dépend en grande part de l’éloquence de l’orateur, ou du style de ses écrits. Un discours sans amplitude, un texte morne, une voix fluette, ne donnera aucun résultat, ne soulèvera aucun enthousiasme, n’aura aucun effet, même si le discours est remarquablement cohérent et pertinent. Le discours a besoin d’autre chose pour être audible et cette autre chose, c’est sa capacité à bouleverser les gens, à ravir les âmes, à capturer l’assentiment de tous. Ça s’appelle le charisme et ça carbure à l’émotion, et même si l’intelligence des propos est forte, ce qui emporte vraiment l’adhésion, ce sera toujours l’émotion suscitée. Démosthène combattit ses difficultés d’élocution en s’entraînant à parler avec force avec des cailloux dans la bouche sur la plage face au bruit des vagues; il fut l’un des plus grands orateurs d’Athènes et un homme d’État de premier plan. Hitler hypnotisa littéralement les foules allemandes, par ses discours enflammés et par l’orchestration d’un mysticisme pangermanique; face à lui, Churchill devint l’âme de la résistance britannique, ses discours puissants promettant le sang et les larmes, galvanisèrent ses compatriotes jusqu’à la victoire contre le nazisme.

C’est un fait, hors les gestes élémentaires allant de soi, quelle que soit l’activité humaine, celle-ci demeure inintelligible tant que les mots ne l’ont pas définie, que ce soit par la voix ou par l’écrit.

 

Sésame obligé vers le pouvoir doctrinaire et politique, les mots assignent le bien et le mal

 

Cependant, même éloquents, les mots ne servent pas qu’à communiquer, à transmettre une information factuelle ou à ravir l’âme de celui qui écoute. Ils ont ceci de particulier, en occident du moins, d’être devenus la porte obligée vers le pouvoir politique. Celui-ci évidemment repose sur bien autre chose que la maîtrise de la parole, et les détenteurs du vrai pouvoir agissent sans nécessairement devoir gesticuler sur la scène politique. Il n’en reste pas moins qu’en démocratie libérale, l’apparence du pouvoir citoyen demeure le politique et il est impossible de se faire élire à un poste quelconque sans faire un discours à une assemblée de votants pour les convaincre de voter pour vous. Impossible également d’avoir une influence politique ou idéologique visible sans recourir à la parole ou à la plume[1]. Ces discours et ces écrits cherchent évidemment à convaincre, à décrire un meilleur avenir, à faire accepter comme normales et évidentes des choses qui ne le sont pas nécessairement. Pour cela leurs auteurs doivent se présenter comme les garants du vrai et du bien. Mais qui définit le vrai et le bien? Le temps n’est pas si loin où cette tâche appartenait presque entièrement aux gens d’Église, c’est depuis quelques générations, le mandat que se sont attribué les intellectuels et le résultat n’est pas nécessairement meilleur selon Noam Chomsky (Comprendre le pouvoir, p. 161.) «Si par le terme “intellectuel” on désigne les gens qui utilisent leur cerveau, alors ils sont partout dans la société. Si par “intellectuel”, on veut dire les gens d’une classe particulière dont le métier est d’imposer des idées, d’inventer des idées pour ceux qui occupent le pouvoir, de dire à tout le monde ce qu’il faut croire, et ainsi de suite, alors oui, c’est différent. Ces gens-là sont appelés “intellectuels”, mais il s’agit en réalité plutôt d’une sorte de prêtrise séculière, dont la tâche est de soutenir les vérités doctrinales de la société. Et sous cet angle-là, la population doit être contre les intellectuels, je pense que c’est une réaction saine.» Il n’y a presque jamais eu un seul camp du bien et du vrai sur quelque scène politique que ce soit, on imagine mal un intellectuel reconnu sans un lot de collègues professant chacun des positions diamétralement opposées. Depuis la Révolution française, une sorte de bipolarité du champ politique s’installe généralement sous les vocables généraux de gauche et droite. Selon les lieux et les époques, ces polarités opposées invoquent la raison ou la foi, le progressisme ou le conservatisme, le nationalisme ou l’internationalisme, le capitalisme ou le communisme, la laïcité ou l’intrication religieuse. Évidemment les deux camps se réclament de la vertu et chacun fourbit ses armes intellectuelles et idéologiques pour prouver que lui seul représente le bien et le vrai face au mal et au mensonge.

 

Le mécanisme de manipulation des mots, du détournement de sens à l’inversion de sens

 

En science, le mot n’a pas préséance sur le réel, car la nature a pour habitude de réserver des surprises et de contredire souvent ce qu’on dit d’elle, aussi le chercheur se doit d’être très prudent dans ce qu’il affirme, de vérifier mille fois avant de prétendre dire le vrai sur le réel. S’il se trompe, le chercheur en paiera le prix en voyant sa théorie contestée, rejetée ou amendée. Il n’en va pas de même dans les rapports humains[2] et encore moins chez les acteurs politiques et chez tous ceux qui ont pour mandat ou occupation de codifier les diverses visions du monde en systèmes cohérents, pour faire sens de tout, notamment de la vie en société. Les mots servent alors à décrire un réel en accord ou non avec les idéologies dominantes ou aspirant à le devenir. Souvent, il faut rendre la réalité moins rébarbative, à titre d’exemple, les forces américaines, obligées de tenir compte de la sensibilité de l’opinion publique de leur pays ainsi que celle du reste du monde, inventent le terme « dommages collatéraux » pour faire état de morts de civils non ciblés mais ayant le malheur d’être là lors de bombardements dans des zones densément peuplées, notamment les villes. Le terme, dommages collatéraux, a un aspect clinique, un dommage s’applique habituellement aux équipements ou habitations, jamais aux humains, ce mot vise à occulter la vision de femmes, d’enfants et d’hommes innocents, mutilés, agonisants. C’est le procédé de l’euphémisation. Sans aller jusqu’à cet extrême, nous euphémisons continuellement dans nos rapports humains avec nos proches où dans les relations de travail. Ainsi, on ne dira pas directement de quelqu’un que son comportement est ridicule, on préférera par politesse le qualifier d’excentrique, ça fait plus chic. L’entreprise qui se débarrasse d’un employé dira qu’il a été remercié, pour éviter de dire congédier. Tout le monde comprend, mais on évite les gros mots désagréables. Il en va autrement lorsque les faits contredisent violemment les images d’Épinal de l’idéologie dominante, comme lors des milliers d’agressions sexuelles et de viols le soir du nouvel an 2016 à Cologne et dans onze autres grandes villes allemandes, commis par des réfugiés musulmans, par définition d’innocentes victimes en urgence absolu de protection. Ce scandale était pour la gauche, qui a fait des réfugiés un de ses chevaux de bataille, insupportable. Il fallait impérativement le taire, l’absence de mots ici parle très fort, ou lorsqu’il devient trop gênant de nier les faits, les excuser au moyen d’une narration qui transforme le crime en simple égarement, tels les propos de Thierry Pech[3], le directeur général du think tank de centre gauche Terra Nova, « Ne jugeons pas trop hâtivement ce qui s’est passé à Cologne. Les jeunes migrants viennent de pays où ils n’ont pas accès à la sexualité ». À l’autre extrême, la réalité est tout aussi malléable; au temps de Georges. W. Bush, les néocons[4], imbus du sentiment d’invulnérabilité de l’hyperpuissance américaine, avaient poussé l’hubris jusqu’à déclarer que « la réalité était ce qu’ils décidaient qu’elle serait ! »

Toute personne dotée d’un minimum de sens critique fera automatiquement la part des choses, reconnaissant une bonne dose de cynisme à l’un et l’autre camp dans son maniement des faits. Aujourd’hui, les fake news et les théories complotistes fleurissent tant chez la nouvelle droite que chez la gauchosphère islamophile. Ce qui est toutefois spécifique à cette dernière, c’est qu’en gros depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le monde universitaire en occident fut largement dominé par l’idée de justice universelle, de défense des écrasés, tandis que la droite était perçue comme défendant le statu-quo à l’avantage des possédants. C’est pourquoi la gauche se dépeint comme l’unique force morale, incarnant le bien, le juste et le vrai, dispensant au travers de ses prononcements la doxa universelle. François Mauriac s’étonnait en 1967 du sacerdoce que s’attribuent ces penseurs qui, disait-il, « … revendiquent le droit d’enfler la voix au nom de la conscience humaine comme s’ils en étaient l’incarnation … » (Mémoires politiques, Grasset 1967). Or ce qui est extraordinaire, c’est que la gauche qui militait depuis toujours pour l’universalisation des droits, pour la défense de tout ce qui est commun à l’homme, revendique aujourd’hui pour l’éventail des diversités, la création de droits différents, la célébration du particularisme, autrement dit la fin de l’universalité.   

On le voit avec l’assaut féroce contre le mot «laïcité» lorsqu’on lui accole le qualificatif « ouverte » pour annihiler son sens originel et introduire le religieux au cœur de l’école, ou lorsqu’on prétend répondre aux aspirations féminines en réclamant des tribunaux islamiques de la famille, autrement dit une justice différente pour certains, ou encore lorsqu’on invoque le «vivre-ensemble» pour mieux instaurer le vivre-séparé des communautarismes. Et que dire des mots «antiracisme», lorsque celui-ci désigne sans gêne aucune un racisme à géométrie variable, islam qualifié sans rire de religion de paix et d’amour? L’absence de mots, on l’a vu, devient elle-même significative quand pas une seule fois durant les cinq années de sa présidence, François Hollande n’a prononcé le mot «islam radical». Il fallait une sacrée dose de détermination au vu des attentats meurtriers qui firent des centaines de victimes à Nice et au Bataclan. Comme si ne pas nommer les choses permettait d’esquiver le réel. Peut-être pratiquait-il une forme d’incantation magique, un acte performatif à rebours?

Cette entreprise de perversion et d’inversion de sens au moyen d’une manipulation langagière digne des officines soviétiques, fut magistralement décrite par Georges Orwell dans son célèbre livre 1984. La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage. Aujourd’hui il aurait écrit : la religion, c’est le progrès ; le voile, c’est le féminisme ; ne pas voir les couleurs, c’est du racisme ! Et justement, il nous faut reconnaître que nous sommes en guerre contre le troisième totalitarisme de l’époque contemporaine, l’islam politique et son idiot utile, le multiculturalisme béat; en guerre au sens où Victor Hugo disait que «la guerre, c’est la guerre des hommes, la paix, c’est la guerre des idées». Hélas cette guerre des idées est mal engagée parce qu’une immense armée d’intellectuels et de faiseurs d’opinions qui avaient placé leur foi et leur espérance dans l’utopie marxiste se sont retrouvés orphelins de leur rêve de justice universelle avec l’écroulement de l’URSS. Orphelins, mais la haine toujours chevillée au cœur contre cette société libérale qui a refusé de s’écrouler et dès lors toujours actifs dans leur désir de formater les esprits dans les collèges et universités, dans l’attente des lendemains qui chantent. Il n’y a rien d’illégitime à détester ce monde, mais ce qui est intolérable, c’est lorsque ce sentiment se conjugue avec la mauvaise foi. Rappelons simplement le mot, apocryphe ou pas, de Sartre, soucieux de ne pas révéler à la classe ouvrière les monstrueuses turpitudes de l’URSS «Il ne faut pas désespérer Billancourt». Cette fois-ci c’est plutôt, tant en France qu’ici au Québec, la volonté, de faire de victimes fétiches — l’immigrant, le sans-papiers, le musulman — un nouvel acteur historique pour remplacer la classe ouvrière, dans le rôle que celle-ci a refusé de jouer : transformer radicalement la société. De bric et de broc, des mouvements se constituent, décriant comme rance et fasciste la quête identitaire du peuple québécois, mais valorisant à l’extrême celle des multiples diversités, usant et abusant des accusations de fascisme à l’encontre des Québécois qui veulent persister dans leur être historique. Mise en cause de la légitimité d’un peuple au nom d’une internationale virtuelle ayant décrété que tout nationalisme est nécessairement raciste. Fallait-il tomber si bas dans l’ignominie pour qu’un philosophe comme Charles Taylor use du mot «poutinesque» pour qualifier la charte des valeurs? Qui eut cru que cet intellectuel influent ait pu recourir sans état d’âme au sophisme du « reductio ad hitlerum » ?

 

La guerre des idées fait rage

 

Oui, nous sommes en guerre, une guerre des idées, une guerre pour redonner aux mots leur vrai sens, car malheureusement beaucoup de gens à la lecture des journaux, à l’écoute de la radio et télévision, plongés dans le tempo frénétique des médias sociaux, ont du mal à décoder tous ces discours. Certains journaux comme Le Monde en France ont une rubrique appelée décodex pour aider les gens à discerner une véritable information des fake news. Or ce qui est ironique, c’est que ce journal, autrefois présenté comme le journal de référence, manipule magistralement l’information pour ne pas décrire un réel qu’il juge attentatoire à ses convictions soi-disant progressistes. Ainsi, deux mots véhiculent un immense refoulé : Islam et Israël. Pour le premier, un interdit de stigmatisation impose une chape de plomb sur tous les débats, même et surtout face aux déferlantes de la violence islamiste. Peu importe les fleuves de sang, puisque cette religion ne parle que de paix et d’amour. Pour le deuxième, la doxa ambiante a décrété qu’il est la source du mal universel. Peu importe les faits irrécusables, peu importe qu’il ne soit jamais jugé à l’aune des règles applicables aux autres peuples. Fascinant rapport antagonique, étrange asymétrie. Le réel est devenu fantomatique.

Il importe peu que l’on soit d’accord ou pas, qu’on critique ou qu’on encense, mais le refus de considérer les faits au profit d’idées préconçues est flagrant. On parlera des malheurs de Gaza, mais jamais dans les mêmes termes de ceux du Tibet, de la Crimée, du Sahara occidental, de Chypre, de la Papouasie ou du Yémen. Le nombre de morts qui partout est un critère du degré d’horreur de tout conflit, change de sens lorsqu’il s’agit d’Israël, un seul mort de son fait prend alors une dimension d’exemplarité et surpasse en signification, cent mille morts, voir un million de morts comme au Darfour. Pourquoi ? Parce qu’ici les mots ont assigné à ce pays le statut d’incarnation du mal. Ce n’est jamais dit en ces termes évidemment, mais le résultat est le même. N’est-ce pas là un cas patent d’hypocrisie de ces médias célébrés; ils publient un décodex mais imposent un radical détournement de sens, une interprétation des faits sans grand rapport avec le réel. Ce procédé est efficace, il permet de réécrire l’Histoire.

Sommes-nous mieux lotis ici au Québec avec des journaux comme Le Devoir ou La Presse? Je ne le crois pas.

Prenons un exemple plus proche de nous, la mairesse de Montréal, Mme Valérie Plante a récemment communiqué avec la police sur des affrontements physiques possibles entre un groupe qualifié de fascisant, La meute, et un autre sensément d’extrême-gauche les antifa. Selon les journaux, elle aurait fortement insisté sur le fait que le premier était beaucoup plus violent et dangereux que le second. Or jusqu’à maintenant, et ce fut même noté par quelques observateurs[5] plutôt hostiles à La meute, ce furent les antifas qui recoururent à la violence physique et non La meute. L’affirmer n’est pas prendre parti, c’est juste prendre acte du réel. Qu’en conclure sinon que par ses paroles, la mairesse, développe une narration diabolisant délibérément une partie, sans souci de la vérité des faits. Le pouvoir des mots est grand.

 

Mais d’où vient cet étrange pouvoir des mots ?

 

Les mots ont une puissance étrange, qu’est-ce qui dans le discours ou le texte est si fort qu’il impose un véritable formatage de la pensée commune, qu’il assujettit les lecteurs, qu’il convainc des individus n’ayant aucun moyen de juger de la véracité des propos, et qu’il entraîne même des foules jusqu’à commettre des horreurs sans nom ? Sont-ce les mots eux-mêmes qui ont ce pouvoir, ou bien exploitent-ils une faille de la psychologie humaine ?

Si Einstein, aussi fameux qu’il soit, présentait une théorie manifestement erronée, aucun de ses pairs n’accepterait de conforter ce fourvoiement. Poliment, mais fermement, ils démoliraient sa démonstration, parce que toute affirmation dans le domaine scientifique est sujette à vérification. Les mots en science, on l’a dit, n’ont pas préséance sur le réel. Pourquoi en est-il autrement dans les sciences sociales ? Rappelons l’incroyable canular monté par le physicien Alan Sokal. Celui-ci présenta en 1996 un texte pseudo-scientifique, Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique à la revue Social Text, publié par l’université Duke aux États-Unis, revue concernée par les études culturelles postmoderne. En soi déjà saugrenu dans une revue littéraire, son article était un galimatias totalement incohérent, dont l’examen même superficiel aurait montré immédiatement la nature facétieuse. Estimant l'absurdité de son article évidente, Sokal, dans une déclaration retentissante, en conclut que « la revue méconnaît les règles de la rigueur intellectuelle puisqu'elle s'est permis de publier un article sur la physique quantique sans prendre la précaution de consulter un spécialiste du domaine[6] ».  Si on peut manipuler aussi aisément une revue savante en utilisant des mots incompréhensibles mais qui ont l’air scientifique, alors combien plus facile lorsqu’on s’adresse au tout-venant. On touche du doigt ici, une différence majeure entre le discours scientifique et le discours social, la crédibilité de celui qui parle. Peu importante votre crédibilité et renommée en science, c’est la véracité de ce que vous dites qui importe et qui sera automatiquement vérifiée. Par contre dans le monde du social, la valeur de vous dites ou écrivez dépendra essentiellement de votre renommée, pas de son rapport aux faits, d’où le pouvoir démesuré des intellectuels et personnes d’influence pour manufacturer l’opinion. « En mathématiques, en physique, on se soucie de ce que vous dites, non de vos certificats. Mais pour parler de la réalité sociale, il vous faut des certificats. » (Chomsky, dialogues avec Mitsou Ronat. Flammarion, Paris 1977).

Le discours est une activité sociale autant qu’une activité intellectuelle : dans une analyse qui tient compte du contexte discursif de la pensée, il est clair que la ligne de partage est celle qui sépare l’affirmation objectivement fondée de celle qui ne l’est pas. Aussi faut-il s’interroger : pourquoi n’est-il pas naturel pour chacun de nous d’examiner toute affirmation, tout discours, tout texte, tout mot, de façon critique, de douter de tout avant de l’accepter pour vrai?

 

Conformisme et prééminence du ressenti (système I) sur la réflexion rigoureuse (Système II).

 

Répondre à cette question va bien au-delà de l’objet de ce liminaire. L’énigme est si profonde que la biologie évolutionniste doit être convoquée. Disons simplement que l’homo sapiens étant un animal social jusqu’à la moelle des os[7], l’évolution a fait de la plupart d’entre nous des conformistes, des adeptes du prêt-à-penser, et en dépit de protestations contraires, développé en nous une addiction à la servitude volontaire, seul un petit nombre de personnes aptes à saisir le pouvoir et à ordonner, y échappant. La conjonction de ces traits humains explique partiellement l’incroyable pouvoir des mots dans toute société humaine.

Durant sa longue et lente transformation, le petit d'hominidé avait d'autant plus de chances de survivre qu'il écoutait religieusement ses parents et les personnes en autorité sur ce qu'il fallait faire et ne pas faire pour éviter la mort. Peu de désobéissants survivaient, la nature ne faisant aucun cadeau, et au cours des millions d’années, le conformisme devint un trait indéracinable de l’espèce humaine, au point que les différences trop marquées étaient dangereuses[8] pour leur porteur. Mais parmi les survivants, quelques enfants rétifs, iront plus loin, se rebelleront contre l’argument d’autorité et deviendront les futurs empêcheurs de tourner en rond, bref des briseurs d’idoles, des iconoclastes, des modèles de comportements nouveaux, des chefs.

Nous sommes donc devenus des moutons de Panurge[9], l’obéissance beaucoup plus ancrée dans le cœur de l’homo sapiens que l’amour de la liberté. En nous gît un besoin irrépressible de l’autre, de se reconnaitre semblable à lui, et au travers de la quête identitaire de faire société commune. La philosophe Simone Weil suite à l’expérience du tragique de la vie en conclut que « l’enracinement est le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine[10]». C’est au sein de cette société émergente, du petit clan jusqu’à la tribu que l’usage de la raison argumentative s’est développé.  Toutefois, deux chercheurs, Hugo Mercier et Dan Sperber[11] ont montré dans un article[12] absolument remarquable que l’usage de la raison n’a pas pour objet de cerner la vérité, mais de gagner, en utilisant des arguments plutôt qu’à coups de poing. Ils se basent sur l’existence de biais cognitifs inconscients dont le biais de confirmation bien connu. Ce résultat vient conforter également les travaux de Daniel Kahneman, psychologue, prix Nobel d’économie pour son élucidation des mécanismes de prise de décision, ainsi que ceux de Jonathan Haidt (université de Virginie) qui montrent que l’homme dispose de deux systèmes cognitifs, le système 1, rapide, instinctif, intuitif, inconscient, capable d’engranger d’énormes quantités de données et le système 2, lent, réfléchi, analytique, linéaire, logique, grand consommateur d’énergie et tout juste capable de traiter une faible quantité de données. Examiner objectivement les faits requiert une intense concentration mentale[13] et donc une distanciation pas toujours facile de soi avec son ressenti, si tant est que cela soit possible. Résultat inévitable, l’espèce humaine préfère de loin se reposer sur ses a priori inconscients, intuitifs, émotionnels, qui eux n’exigent quasiment aucun effort, aucune discipline rigoureuse, et privilégie presque toujours pour l’immense majorité, le prêt-à-penser dispensé par les doctrinaires propres à chaque époque, chamane, prêtre, instituteur, intellectuels. Ce système I est donc spontanément beaucoup plus sensible aux ressentis qu’à une réflexion analytique rigoureuse. Pensons à l’énorme vague de sympathie en 2015 à la vue de la photo du petit cadavre de l’enfant sur une plage[14] turque, qui amena la chancelière allemande Mme Angela Merkel à décider d’accueillir soudainement plus d’un million de réfugiés syriens, sans consultations aucune avec le peuple allemand. Jonathan Haidt a donné de ce mode de fonctionnement, une métaphore saisissante «L’éléphant et le cavalier». L’éléphant est le système automatique, intuitif, émotionnel, le cavalier est la raison cartésienne en apparence souveraine. Dans les faits, c’est l’éléphant qui commande presque toujours, le cavalier paresseux ne fait pas le poids[15]. Ajoutons que l’homo sapiens plus proche en cela du chimpanzé commun que du bonobo cherchera naturellement, soit à dominer, soit devra se soumettre au plus fort. La façon de faire société de l’homme au-delà d’un seuil minimal de complexité, s’est toujours moulée sur un principe de hiérarchie, d’où la révérence à l’égard des autorités fortes même lorsqu’elles ordonnent des comportements monstrueux[16]. Une démonstration saisissante, l’effet Lucifer[17], en fut fournie par le professeur Philip Zimbardo de l'université de Stanford en 1971. L’expérience fait froid dans le dos quand on réalise qui nous sommes vraiment : des gens capables de poser des gestes criminels, sans grandes hésitations morales dès lors qu’une autorité légitime l’exige.

Voilà pourquoi nous traînons avec nous cette détestable mentalité de troupeau, qui lorsque nous sommes en groupe, désarme le peu d’esprit critique et de sens moral dont nous sommes dotés. On ne peut expliquer autrement pourquoi des millions de personnes ont obéi sans beaucoup d’hésitations à tous les dictateurs et monstres que l’histoire a répertoriés 

On pourrait très bien imaginer une autre société où aucune personne ne se laisserait convaincre de quoi que ce soit sans avoir analysé au préalable les mots et discours qui appellent à l’action ou décrivent pourquoi une option est meilleure qu’une autre. Jusqu’à un certain point, cette société existe partiellement, c’est celle du monde scientifique. Les mots dans ce cas sont des symboles mathématiques ou décrivent des phénomènes généralement reproductibles, ou des hypothèses falsifiables. Dans la vraie vie, aucune société n’a jamais fonctionné sur la force d’une pure argumentation logique; dans la vraie vie, les mots ont un pouvoir immense parce que nous utilisons préférentiellement le système I, pas la rigueur de la logique. Nous ne sommes que très partiellement des êtres de raison.   

 

Notre objectif avec ce livre ne vise pas à dire quoi penser à quiconque, nous voulons simplement rappeler le sens originel de certains mots et expressions pour mesurer l’étendue de leur dérive, qui va jusqu’à l’inversion absolue du sens originel. Les mots sont importants, leur sens est important, leur manipulation est intolérable. Non, la guerre, ce n’est pas la paix, la liberté, ce n’est pas l’esclavage, le voile islamique, ce n’est pas la libération féminine, la laïcité, ce n’est pas l’intrusion de la religion dans les écoles et ailleurs. Être sur la brèche, attentif aux faits et à la vérité exige sans répit une lecture critique et un examen des sources, c’est requérir de la raison d’être toujours en surplomb des ressentispour toujours distinguer entre les duos vrai/faux et bien/mal. Cette posture de raison exige une forme de détachement d’avec soi-même. Pas facile. C’est au lecteur de décider si ces réflexions l’aideront à juger de façon plus critique les propos de ceux qui forgent la bien-pensance obligatoire, en se rappelant que si chacun est maître de son opinion, il n’est pas maître des faits.


 



[1] Quoiqu’avec Justin Trudeau, c’est plutôt le souvenir d’une autre époque que ses qualités d’orateur qui lui ouvrit les portes du pouvoir !

[2] Nietzche affirmait d’ailleurs que chaque mot est un préjugé

[3] Thierry Pech “https://www.youtube.com/watch?v=vDwNVd6ELR4”

[4] Paul Wolfowitz …..

[5] Le 20 août 2017, lors d’une manifestation autorisée de La meute dans la ville de Québec, les antifas ont violemment tabassé un citoyen pacifique, alors que La meute s’abstenait de défiler pour éviter le heurt avec les antifas.

[6] Wikipédia : Affaire Sokal

[7] Frans de Waal Le bon singe. Les bases naturelles de la morale. 1996, trad. fr. Bayard, 1997.

[8] Yuval Noah Harari, Sapins, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel 2012

[9] Il n’y a évidemment pas de gène du conformisme (mouton de Panurge) chez l’homme, de même qu’il n’y a pas de gène de l’obéissance chez le chien. Les humains ont sélectionné au cours des âges, les chiens les plus obéissants pour se reproduire et c’est de cette façon que du loup naquit une sous-espèce, le chien avec une forte prédisposition à obéir à l’homme. L’évolution a procédé de même avec l’homo sapiens.

[10] « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.» Simone Weil. L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Gallimard, Paris 1949.

[11] Hugo Mercier, Dan Sperber. The enigma of reason. Harvard university press. 2017

[12] Why do human reason? Arguments for an argumentative theory. Hugo Mercier, Dan Sperber. Behavioral and brain sciences (2011) 34, 57-111 doi: 10.1017/S0140525X10000968. Cambridge University Press 2011

[13] Une personne moyenne peut rarement manipuler simultanément plus de trois ou quatre objets distincts dans son esprit.

[14] Photo du petit cadavre arrangée pour maximiser son impact émotionnel

[15] Les clés du bien-vieillir. Léon Ouaknine Éditions du dauphin, Paris 2017 p163-185

[16] Hitler's willing executioners, Daniel J. Goldhagen 1996.

[17] « Des étudiants furent répartis en 2 groupes, un de prisonniers, l'autre de gardiens. Les prisonniers et les gardes s'adaptèrent rapidement aux rôles qu'on leur avait assignés, dépassant les limites de ce qui avait été prévu et conduisant à des situations réellement dangereuses et psychologiquement dommageables. L'une des conclusions de l'étude fut que le respect des directives orales de l’autorité avait suspendu le code moral personnel de chaque participant, qu'un tiers des gardiens fit preuve de comportements sadiques. Malgré la dégradation des conditions et la perte de contrôle de l'expérience, une seule personne sur les cinquante participants de l'étude s'opposa à la poursuite de l'expérience pour des raisons morales (Wikipédia) ». On peut imaginer sans grand risque de se tromper que si dans la vraie vie cette personne morale savait que sa prise de position publique lui attirerait ainsi qu'à sa famille de graves ennuis et peut-être même la mort, le courage de se dresser contre l'infamie aurait été plus incertain.



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