It
takes an uncommon kind of mind to see the significance of the obvious
Alfred North Whitehead
Philosophe des sciences
Mathématicien
Logicien
Les
mots servent à communiquer n’est-ce pas ?
Oui,
mais pas seulement ; ils servent aussi, et surtout, à
dominer.
Leur
pouvoir est immense. C’est avec des gestes et des mots que la mère et le père
confortent et encouragent l’enfant à grandir, à s’affirmer, à avoir confiance
en lui. C’est avec des mots qu’il est accueilli dans la société, à l’école,
c’est avec des mots qu’il interagira avec ses camarades, qu’il se fera des amis
et qu’il deviendra par la suite citoyen.
Les
mots nous sauvent, nous enchantent, mais ils peuvent aussi nous heurter si
profondément que la blessure demeurera une plaie ouverte jusqu’à la mort, car
si les émotions existent indépendamment des mots, elles s’expriment aussi au
travers de ceux-ci et l’effet de ces mots est à la hauteur de la violence du
ressenti.
Qui
n’a pas connu ce moment unique, où la parole de l’autre l’a ébranlé dans ses
certitudes ou ses croyances, l’a forcé à reconsidérer d’un œil différent le
monde autour de lui ?
Il
n’existe aucune force plus puissante que les mots dans l’histoire humaine. Qui
n’a pas en tête ces mots impérissables « I
have a dream » du pasteur
Martin Luther King jr prononcés le 28 août 1963 et qui aboutirent à l’abolition
de la ségrégation raciale aux États-Unis ? Qui ne se
rappelle ces 95 thèses que Martin Luther cloua sur la porte de l’église du
château de Wittenberg le 31 octobre 1517, lançant par ce geste la réforme
protestante qui entraîna les guerres de religion et le schisme de la chrétienté ?
Le
pouvoir des mots dépend en grande part de l’éloquence de l’orateur, ou du style
de ses écrits. Un discours sans amplitude, un texte morne, une voix fluette, ne
donnera aucun résultat, ne soulèvera aucun enthousiasme, n’aura aucun effet,
même si le discours est remarquablement cohérent et pertinent. Le discours a
besoin d’autre chose pour être audible et cette autre chose, c’est sa capacité
à bouleverser les gens, à ravir les âmes, à capturer l’assentiment de tous. Ça
s’appelle le charisme et ça carbure à l’émotion, et même si l’intelligence des
propos est forte, ce qui emporte vraiment l’adhésion, ce sera toujours
l’émotion suscitée. Démosthène combattit ses difficultés d’élocution en
s’entraînant à parler avec force avec des cailloux dans la bouche sur la plage
face au bruit des vagues ; il fut l’un des plus grands
orateurs d’Athènes et un homme d’État de premier plan. Hitler hypnotisa
littéralement les foules allemandes, par ses discours enflammés et par
l’orchestration d’un mysticisme pangermanique ; face à lui,
Churchill devint l’âme de la résistance britannique, ses discours puissants
promettant le sang et les larmes, galvanisèrent ses compatriotes jusqu’à la
victoire contre le nazisme.
C’est
un fait, hors les gestes élémentaires allant de soi, quelle que soit l’activité
humaine, celle-ci demeure inintelligible tant que les mots ne l’ont pas
définie, que ce soit par la voix ou par l’écrit.
Sésame
obligé vers le pouvoir doctrinaire et politique, les mots assignent le bien et
le mal
Cependant,
même éloquents, les mots ne servent pas qu’à communiquer, à transmettre une
information factuelle ou à ravir l’âme de celui qui écoute. Ils ont ceci de
particulier, en occident du moins, d’être devenus la porte obligée vers le
pouvoir politique. Celui-ci évidemment repose sur bien autre chose que la
maîtrise de la parole, et les détenteurs du vrai pouvoir agissent sans
nécessairement devoir gesticuler sur la scène politique. Il n’en reste pas
moins qu’en démocratie libérale, l’apparence du pouvoir citoyen demeure le
politique et il est impossible de se faire élire à un poste quelconque sans
faire un discours à une assemblée de votants pour les convaincre de voter pour
vous. Impossible également d’avoir une influence politique ou idéologique
visible sans recourir à la parole ou à la plume[1]. Ces
discours et ces écrits cherchent évidemment à convaincre, à décrire un meilleur
avenir, à faire accepter comme normales et évidentes des choses qui ne le sont
pas nécessairement. Pour cela leurs auteurs doivent se présenter comme les
garants du vrai et du bien. Mais qui définit le vrai et le bien ?
Le temps n’est pas si loin où cette tâche appartenait presque entièrement aux
gens d’Église, c’est depuis quelques générations, le mandat que se sont
attribué les intellectuels et le résultat n’est pas nécessairement meilleur
selon Noam Chomsky (Comprendre le
pouvoir, p. 161.) « Si
par le terme “intellectuel” on désigne les gens qui utilisent leur cerveau,
alors ils sont partout dans la société. Si par “intellectuel”, on veut dire les
gens d’une classe particulière dont le métier est d’imposer des idées,
d’inventer des idées pour ceux qui occupent le pouvoir, de dire à tout le monde
ce qu’il faut croire, et ainsi de suite, alors oui, c’est différent. Ces
gens-là sont appelés “intellectuels”, mais il s’agit en réalité plutôt d’une
sorte de prêtrise séculière, dont la tâche est de soutenir les vérités
doctrinales de la société. Et sous cet angle-là, la population doit être contre les
intellectuels, je pense que c’est une réaction saine. » Il
n’y a presque jamais eu un seul camp du bien et du vrai sur quelque scène
politique que ce soit, on imagine mal un intellectuel reconnu sans un lot de
collègues professant chacun des positions diamétralement opposées. Depuis la
Révolution française, une sorte de bipolarité du champ politique s’installe
généralement sous les vocables généraux de gauche et droite. Selon les lieux et
les époques, ces polarités opposées invoquent la raison ou la foi, le
progressisme ou le conservatisme, le nationalisme ou l’internationalisme, le
capitalisme ou le communisme, la laïcité ou l’intrication religieuse.
Évidemment les deux camps se réclament de la vertu et chacun fourbit ses armes
intellectuelles et idéologiques pour prouver que lui seul représente le bien et
le vrai face au mal et au mensonge.
Le
mécanisme de manipulation des mots, du détournement de sens à l’inversion de
sens
En
science, le mot n’a pas préséance sur le réel, car la nature a pour habitude de
réserver des surprises et de contredire souvent ce qu’on dit d’elle, aussi le
chercheur se doit d’être très prudent dans ce qu’il affirme, de vérifier mille
fois avant de prétendre dire le vrai sur le réel. S’il se trompe, le chercheur
en paiera le prix en voyant sa théorie contestée, rejetée ou amendée. Il n’en
va pas de même dans les rapports humains[2] et
encore moins chez les acteurs politiques et chez tous ceux qui ont pour mandat
ou occupation de codifier les diverses visions du monde en systèmes cohérents,
pour faire sens de tout, notamment de la vie en société. Les mots servent alors
à décrire un réel en accord ou non avec les idéologies dominantes ou aspirant à
le devenir. Souvent, il faut rendre la réalité moins rébarbative, à titre
d’exemple, les forces américaines, obligées de tenir compte de la sensibilité
de l’opinion publique de leur pays ainsi que celle du reste du monde, inventent
le terme « dommages collatéraux » pour faire état de morts de civils
non ciblés mais ayant le malheur d’être là lors de bombardements dans des zones
densément peuplées, notamment les villes. Le terme, dommages collatéraux, a un
aspect clinique, un dommage s’applique habituellement aux équipements ou
habitations, jamais aux humains, ce mot vise à occulter la vision de femmes,
d’enfants et d’hommes innocents, mutilés, agonisants. C’est le procédé de
l’euphémisation. Sans aller jusqu’à cet extrême, nous euphémisons continuellement
dans nos rapports humains avec nos proches où dans les relations de travail.
Ainsi, on ne dira pas directement de quelqu’un que son comportement est
ridicule, on préférera par politesse le qualifier d’excentrique, ça fait plus
chic. L’entreprise qui se débarrasse d’un employé dira qu’il a été remercié,
pour éviter de dire congédier. Tout le monde comprend, mais on évite les gros
mots désagréables. Il en va autrement lorsque les faits contredisent violemment
les images d’Épinal de l’idéologie dominante, comme lors des milliers
d’agressions sexuelles et de viols le soir du nouvel an 2016 à Cologne et dans
onze autres grandes villes allemandes, commis par des réfugiés musulmans, par
définition d’innocentes victimes en urgence absolu de protection. Ce scandale
était pour la gauche, qui a fait des réfugiés un de ses chevaux de bataille,
insupportable. Il fallait impérativement le taire, l’absence de mots ici parle
très fort, ou lorsqu’il devient trop gênant de nier les faits, les excuser au
moyen d’une narration qui transforme le crime en simple égarement, tels les
propos de Thierry Pech[3],
le directeur général du think tank de centre gauche Terra Nova, « Ne jugeons pas trop hâtivement ce qui
s’est passé à Cologne. Les jeunes migrants viennent de pays où ils n’ont pas
accès à la sexualité ». À l’autre extrême, la réalité est
tout aussi malléable; au temps de Georges. W. Bush, les néocons[4], imbus
du sentiment d’invulnérabilité de l’hyperpuissance américaine, avaient poussé
l’hubris jusqu’à déclarer que « la
réalité était ce qu’ils décidaient qu’elle serait ! »
Toute
personne dotée d’un minimum de sens critique fera automatiquement la part des
choses, reconnaissant une bonne dose de cynisme à l’un et l’autre camp dans son
maniement des faits. Aujourd’hui, les fake
news et les théories complotistes fleurissent tant chez la nouvelle droite
que chez la gauchosphère islamophile. Ce qui est toutefois spécifique à cette
dernière, c’est qu’en gros depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le
monde universitaire en occident fut largement dominé par l’idée de justice universelle,
de défense des écrasés, tandis que la droite était perçue comme défendant le statu-quo
à l’avantage des possédants. C’est pourquoi la gauche se dépeint comme l’unique
force morale, incarnant le bien, le juste et le vrai, dispensant au travers de
ses prononcements la doxa universelle. François Mauriac s’étonnait en 1967 du
sacerdoce que s’attribuent ces penseurs qui, disait-il, « … revendiquent le droit d’enfler la voix au nom de la
conscience humaine comme s’ils en étaient l’incarnation … » (Mémoires
politiques, Grasset 1967). Or ce qui est extraordinaire, c’est que la gauche
qui militait depuis toujours pour l’universalisation des droits, pour la
défense de tout ce qui est commun à l’homme, revendique aujourd’hui pour l’éventail
des diversités, la création de droits différents, la célébration du
particularisme, autrement dit la fin de l’universalité.
On
le voit avec l’assaut féroce contre le mot « laïcité »
lorsqu’on lui accole le qualificatif « ouverte » pour annihiler son
sens originel et introduire le religieux au cœur de l’école, ou lorsqu’on
prétend répondre aux aspirations féminines en réclamant des tribunaux
islamiques de la famille, autrement dit une justice différente pour certains, ou
encore lorsqu’on invoque le « vivre-ensemble »
pour mieux instaurer le vivre-séparé des communautarismes. Et que dire des mots
« antiracisme », lorsque
celui-ci désigne sans gêne aucune un racisme à géométrie variable, islam
qualifié sans rire de religion de paix et d’amour ?
L’absence de mots, on l’a vu, devient elle-même significative quand pas une
seule fois durant les cinq années de sa présidence, François Hollande n’a
prononcé le mot « islam radical ».
Il fallait une sacrée dose de détermination au vu des attentats meurtriers qui
firent des centaines de victimes à Nice et au Bataclan. Comme si ne pas nommer
les choses permettait d’esquiver le réel. Peut-être pratiquait-il une forme
d’incantation magique, un acte performatif à rebours ?
Cette
entreprise de perversion et d’inversion de sens au moyen d’une manipulation
langagière digne des officines soviétiques, fut magistralement décrite par
Georges Orwell dans son célèbre livre 1984. La guerre, c’est la paix, la
liberté c’est l’esclavage. Aujourd’hui il aurait écrit : la religion,
c’est le progrès ; le voile, c’est le féminisme ; ne pas voir les
couleurs, c’est du racisme ! Et justement,
il nous faut reconnaître que nous sommes en guerre contre le troisième
totalitarisme de l’époque contemporaine, l’islam politique et son idiot utile,
le multiculturalisme béat; en guerre au sens où Victor Hugo disait que « la
guerre, c’est la guerre des hommes, la paix, c’est la guerre des idées ».
Hélas cette guerre des idées est mal engagée parce qu’une immense armée
d’intellectuels et de faiseurs d’opinions qui avaient placé leur foi et leur
espérance dans l’utopie marxiste se sont retrouvés orphelins de leur rêve de
justice universelle avec l’écroulement de l’URSS. Orphelins, mais la haine
toujours chevillée au cœur contre cette société libérale qui a refusé de
s’écrouler et dès lors toujours actifs dans leur désir de formater les esprits
dans les collèges et universités, dans l’attente des lendemains qui chantent.
Il n’y a rien d’illégitime à détester ce monde, mais ce qui est intolérable,
c’est lorsque ce sentiment se conjugue avec la mauvaise foi. Rappelons
simplement le mot, apocryphe ou pas, de Sartre, soucieux de ne pas révéler à la
classe ouvrière les monstrueuses turpitudes de l’URSS « Il
ne faut pas désespérer Billancourt ». Cette
fois-ci c’est plutôt, tant en France qu’ici au Québec, la volonté, de faire de
victimes fétiches — l’immigrant, le sans-papiers, le musulman — un nouvel
acteur historique pour remplacer la classe ouvrière, dans le rôle que celle-ci
a refusé de jouer : transformer radicalement la société. De bric et de
broc, des mouvements se constituent, décriant comme rance et fasciste la quête
identitaire du peuple québécois, mais valorisant à l’extrême celle des
multiples diversités, usant et abusant des accusations de fascisme à l’encontre
des Québécois qui veulent persister dans leur être historique. Mise en cause de
la légitimité d’un peuple au nom d’une internationale virtuelle ayant décrété
que tout nationalisme est nécessairement raciste. Fallait-il tomber si bas dans
l’ignominie pour qu’un philosophe comme Charles Taylor use du mot « poutinesque »
pour qualifier la charte des valeurs ? Qui eut cru
que cet intellectuel influent ait pu recourir sans état d’âme au sophisme du « reductio ad hitlerum » ?
La
guerre des idées fait rage
Oui,
nous sommes en guerre, une guerre des idées, une guerre pour redonner aux mots
leur vrai sens, car malheureusement beaucoup de gens à la lecture des journaux,
à l’écoute de la radio et télévision, plongés dans le tempo frénétique des
médias sociaux, ont du mal à décoder tous ces discours. Certains journaux comme
Le Monde en France ont une rubrique
appelée décodex pour aider les gens à discerner une véritable information des fake news. Or ce qui est ironique, c’est
que ce journal, autrefois présenté comme le journal de référence, manipule
magistralement l’information pour ne pas décrire un réel qu’il juge
attentatoire à ses convictions soi-disant progressistes. Ainsi, deux mots
véhiculent un immense refoulé : Islam et Israël. Pour le premier, un interdit
de stigmatisation impose une chape de plomb sur tous les débats, même et
surtout face aux déferlantes de la violence islamiste. Peu importe les fleuves
de sang, puisque cette religion ne parle que de paix et d’amour. Pour le
deuxième, la doxa ambiante a décrété qu’il est la source du mal universel. Peu
importe les faits irrécusables, peu importe qu’il ne soit jamais jugé à l’aune
des règles applicables aux autres peuples. Fascinant rapport antagonique,
étrange asymétrie. Le réel est devenu fantomatique.
Il
importe peu que l’on soit d’accord ou pas, qu’on critique ou qu’on encense,
mais le refus de considérer les faits au profit d’idées préconçues est
flagrant. On parlera des malheurs de Gaza, mais jamais dans les mêmes termes de
ceux du Tibet, de la Crimée, du Sahara occidental, de Chypre, de la Papouasie
ou du Yémen. Le nombre de morts qui partout est un critère du degré d’horreur
de tout conflit, change de sens lorsqu’il s’agit d’Israël, un seul mort de son
fait prend alors une dimension d’exemplarité et surpasse en signification, cent
mille morts, voir un million de morts comme au Darfour. Pourquoi ? Parce qu’ici
les mots ont assigné à ce pays le statut d’incarnation du mal. Ce n’est jamais
dit en ces termes évidemment, mais le résultat est le même. N’est-ce pas là un
cas patent d’hypocrisie de ces médias célébrés ; ils publient
un décodex mais imposent un radical détournement de sens, une interprétation
des faits sans grand rapport avec le réel. Ce procédé est efficace, il permet
de réécrire l’Histoire.
Sommes-nous
mieux lotis ici au Québec avec des journaux comme Le Devoir ou La Presse ?
Je ne le crois pas.
Prenons
un exemple plus proche de nous, la mairesse de Montréal, Mme Valérie Plante a
récemment communiqué avec la police sur des affrontements physiques possibles
entre un groupe qualifié de fascisant, La
meute, et un autre sensément d’extrême-gauche les antifa. Selon les journaux, elle aurait fortement insisté sur
le fait que le premier était beaucoup plus violent et dangereux que le second.
Or jusqu’à maintenant, et ce fut même noté par quelques observateurs[5] plutôt
hostiles à La meute, ce furent les antifas qui recoururent à la violence
physique et non La meute. L’affirmer
n’est pas prendre parti, c’est juste prendre acte du réel. Qu’en conclure sinon
que par ses paroles, la mairesse, développe une narration diabolisant
délibérément une partie, sans souci de la vérité des faits. Le pouvoir des mots
est grand.
Mais
d’où vient cet étrange pouvoir des mots ?
Les
mots ont une puissance étrange, qu’est-ce qui dans le discours ou le texte est
si fort qu’il impose un véritable formatage de la pensée commune, qu’il
assujettit les lecteurs, qu’il convainc des individus n’ayant aucun moyen de
juger de la véracité des propos, et qu’il entraîne même des foules jusqu’à commettre
des horreurs sans nom ? Sont-ce les mots eux-mêmes qui ont ce pouvoir, ou bien
exploitent-ils une faille de la psychologie humaine ?
Si
Einstein, aussi fameux qu’il soit, présentait une théorie manifestement
erronée, aucun de ses pairs n’accepterait de conforter ce fourvoiement.
Poliment, mais fermement, ils démoliraient sa démonstration, parce que toute
affirmation dans le domaine scientifique est sujette à vérification. Les mots
en science, on l’a dit, n’ont pas préséance sur le réel. Pourquoi en est-il
autrement dans les sciences sociales ? Rappelons l’incroyable canular monté par
le physicien Alan Sokal. Celui-ci présenta en 1996 un texte
pseudo-scientifique, Transgresser les
frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation
quantique à la revue Social Text,
publié par l’université Duke aux États-Unis, revue concernée par les études
culturelles postmoderne. En soi déjà saugrenu dans une revue littéraire, son
article était un galimatias totalement incohérent, dont l’examen même
superficiel aurait montré immédiatement la nature facétieuse. Estimant l'absurdité de son article
évidente, Sokal, dans une déclaration retentissante, en conclut que « la revue méconnaît les règles de la rigueur
intellectuelle puisqu'elle s'est permis de publier un
article sur la physique quantique sans prendre la précaution de consulter
un spécialiste du domaine[6] ». Si on peut manipuler aussi
aisément une revue savante en utilisant des mots incompréhensibles mais qui ont
l’air scientifique, alors combien plus facile lorsqu’on s’adresse au
tout-venant. On touche du doigt ici, une différence majeure entre le discours
scientifique et le discours social, la crédibilité de celui qui parle. Peu
importante votre crédibilité et renommée en science, c’est la véracité de ce
que vous dites qui importe et qui sera automatiquement vérifiée. Par contre
dans le monde du social, la valeur de vous dites ou écrivez dépendra
essentiellement de votre renommée, pas de son rapport aux faits, d’où le
pouvoir démesuré des intellectuels et personnes d’influence pour manufacturer
l’opinion. « En
mathématiques, en physique, on se soucie de ce que vous dites, non de vos
certificats. Mais pour parler de la réalité sociale, il vous faut des certificats. » (Chomsky, dialogues avec Mitsou
Ronat. Flammarion, Paris 1977).
Le discours est une activité sociale
autant qu’une activité intellectuelle : dans une analyse qui tient compte
du contexte discursif de la pensée, il est clair que la
ligne de partage est celle qui sépare l’affirmation objectivement fondée de
celle qui ne l’est pas. Aussi faut-il s’interroger : pourquoi
n’est-il pas naturel pour chacun de nous d’examiner toute affirmation, tout
discours, tout texte, tout mot, de façon critique, de douter de tout avant de
l’accepter pour vrai ?
Conformisme
et prééminence du ressenti (système I) sur la réflexion rigoureuse (Système
II).
Répondre
à cette question va bien au-delà de l’objet de ce liminaire. L’énigme est si
profonde que la biologie évolutionniste doit être convoquée. Disons simplement
que l’homo sapiens étant un animal social jusqu’à la moelle des os[7], l’évolution
a fait de la plupart d’entre nous des conformistes, des adeptes du prêt-à-penser,
et en dépit de protestations contraires, développé en nous une addiction à la
servitude volontaire, seul un petit nombre de personnes aptes à saisir le
pouvoir et à ordonner, y échappant. La conjonction de ces traits humains
explique partiellement l’incroyable pouvoir des mots dans toute société
humaine.
Durant
sa longue et lente transformation, le petit d'hominidé avait d'autant plus de
chances de survivre qu'il écoutait religieusement ses parents et les personnes
en autorité sur ce qu'il fallait faire et ne pas faire pour éviter la mort. Peu de
désobéissants survivaient, la nature ne faisant aucun
cadeau, et au cours des millions d’années, le conformisme devint un trait
indéracinable de l’espèce humaine, au point que les différences trop marquées
étaient dangereuses[8]
pour leur porteur. Mais parmi les survivants, quelques enfants rétifs, iront
plus loin, se rebelleront contre l’argument d’autorité et deviendront les
futurs empêcheurs de tourner en rond, bref des briseurs d’idoles, des
iconoclastes, des modèles de comportements nouveaux, des chefs.
Nous
sommes donc devenus des moutons de Panurge[9], l’obéissance
beaucoup plus ancrée dans le cœur de l’homo sapiens que l’amour de la liberté.
En nous gît un besoin irrépressible de l’autre, de se reconnaitre semblable à
lui, et au travers de la quête identitaire de faire société commune. La
philosophe Simone Weil suite à l’expérience du tragique de la vie en conclut que
« l’enracinement est le besoin le plus
important et le plus méconnu de l’âme humaine[10] ».
C’est au sein de cette société émergente, du petit clan jusqu’à la tribu que
l’usage de la raison argumentative s’est développé. Toutefois, deux chercheurs, Hugo Mercier et
Dan Sperber[11]
ont montré dans un article[12]
absolument remarquable que l’usage de la raison n’a pas pour objet de cerner la
vérité, mais de gagner, en utilisant des arguments plutôt qu’à coups de poing.
Ils se basent sur l’existence de biais cognitifs inconscients dont le biais de
confirmation bien connu. Ce résultat vient conforter également les travaux de
Daniel Kahneman, psychologue, prix Nobel d’économie pour son élucidation des
mécanismes de prise de décision, ainsi que ceux de Jonathan Haidt (université
de Virginie) qui montrent que l’homme dispose de deux systèmes cognitifs, le
système 1, rapide, instinctif, intuitif, inconscient, capable d’engranger
d’énormes quantités de données et le système 2, lent, réfléchi,
analytique, linéaire, logique, grand consommateur d’énergie et tout juste
capable de traiter une faible quantité de données. Examiner objectivement les
faits requiert une intense concentration mentale[13] et
donc une distanciation pas toujours facile de soi avec son ressenti, si tant
est que cela soit possible. Résultat inévitable, l’espèce humaine préfère
de loin se reposer sur ses a priori inconscients, intuitifs, émotionnels, qui
eux n’exigent quasiment aucun effort, aucune discipline rigoureuse, et
privilégie presque toujours pour l’immense majorité, le prêt-à-penser dispensé
par les doctrinaires propres à chaque époque, chamane, prêtre, instituteur,
intellectuels. Ce système I est donc spontanément beaucoup plus sensible aux
ressentis qu’à une réflexion analytique rigoureuse. Pensons à l’énorme vague de
sympathie en 2015 à la vue de la photo du petit cadavre de l’enfant sur une
plage[14]
turque, qui amena la chancelière allemande Mme Angela Merkel à décider
d’accueillir soudainement plus d’un million de réfugiés syriens, sans
consultations aucune avec le peuple allemand. Jonathan Haidt a donné de
ce mode de fonctionnement, une métaphore saisissante « L’éléphant
et le cavalier ». L’éléphant est le système automatique, intuitif,
émotionnel, le cavalier est la raison cartésienne en apparence souveraine. Dans
les faits, c’est l’éléphant qui commande presque toujours, le cavalier
paresseux ne fait pas le poids[15].
Ajoutons que l’homo sapiens plus
proche en cela du chimpanzé commun que du bonobo cherchera naturellement, soit
à dominer, soit devra se soumettre au plus fort. La façon de faire société de
l’homme au-delà d’un seuil minimal de complexité, s’est toujours moulée sur un
principe de hiérarchie, d’où la révérence à l’égard des autorités fortes même
lorsqu’elles ordonnent des comportements monstrueux[16]. Une
démonstration saisissante, l’effet Lucifer[17], en fut
fournie par le professeur Philip Zimbardo de l'université de Stanford en
1971. L’expérience fait froid dans le dos quand on réalise qui nous sommes
vraiment : des gens capables de poser des gestes criminels, sans grandes
hésitations morales dès lors qu’une autorité légitime l’exige.
Voilà
pourquoi nous traînons avec nous cette détestable mentalité de troupeau, qui
lorsque nous sommes en groupe, désarme le peu d’esprit critique et de sens
moral dont nous sommes dotés. On ne peut expliquer autrement pourquoi des
millions de personnes ont obéi sans beaucoup d’hésitations à tous les
dictateurs et monstres que l’histoire a répertoriés
On
pourrait très bien imaginer une autre société où aucune personne ne se
laisserait convaincre de quoi que ce soit sans avoir analysé au préalable les
mots et discours qui appellent à l’action ou décrivent pourquoi une option est
meilleure qu’une autre. Jusqu’à un certain point, cette société existe
partiellement, c’est celle du monde scientifique. Les mots dans ce cas sont des
symboles mathématiques ou décrivent des phénomènes généralement reproductibles,
ou des hypothèses falsifiables. Dans la vraie vie, aucune société n’a jamais
fonctionné sur la force d’une pure argumentation logique; dans la vraie vie,
les mots ont un pouvoir immense parce que nous utilisons préférentiellement le
système I, pas la rigueur de la logique. Nous ne sommes que très partiellement
des êtres de raison.
Notre
objectif avec ce livre ne vise pas à dire quoi penser à quiconque, nous voulons
simplement rappeler le sens originel de certains mots et expressions pour
mesurer l’étendue de leur dérive, qui va jusqu’à l’inversion absolue du sens
originel. Les mots sont importants, leur sens est important, leur manipulation
est intolérable. Non, la guerre, ce n’est pas la paix, la liberté, ce n’est pas
l’esclavage, le voile islamique, ce n’est pas la libération féminine, la
laïcité, ce n’est pas l’intrusion de la religion dans les écoles et ailleurs.
Être sur la brèche, attentif aux faits et à la vérité exige sans répit une
lecture critique et un examen des sources, c’est requérir de la raison d’être
toujours en surplomb des ressentis pour toujours
distinguer entre les duos vrai/faux et bien/mal. Cette posture de raison exige
une forme de détachement d’avec soi-même. Pas facile. C’est au lecteur de
décider si ces réflexions l’aideront à juger de façon plus critique les propos
de ceux qui forgent la bien-pensance obligatoire, en se rappelant que si chacun
est maître de son opinion, il n’est pas maître des faits.
[1] Quoiqu’avec Justin Trudeau, c’est
plutôt le souvenir d’une autre époque que ses qualités d’orateur qui lui ouvrit
les portes du pouvoir !
[2] Nietzche affirmait
d’ailleurs que chaque mot est un préjugé
[3] Thierry Pech
“https://www.youtube.com/watch?v=vDwNVd6ELR4”
[4] Paul
Wolfowitz …..
[5] Le
20 août 2017, lors d’une manifestation autorisée de La meute dans la ville de Québec, les antifas ont violemment
tabassé un citoyen pacifique, alors que La
meute s’abstenait de défiler pour éviter le heurt avec les antifas.
[6] Wikipédia : Affaire
Sokal
[7] Frans de Waal Le bon singe. Les bases naturelles de la morale. 1996, trad. fr. Bayard, 1997.
[8] Yuval Noah Harari, Sapins, une brève histoire de
l’humanité, Albin Michel 2012
[9] Il n’y a
évidemment pas de gène du conformisme (mouton de Panurge) chez l’homme, de même
qu’il n’y a pas de gène de l’obéissance chez le chien. Les humains ont
sélectionné au cours des âges, les chiens les plus obéissants pour se
reproduire et c’est de cette façon que du loup naquit une sous-espèce, le chien
avec une forte prédisposition à obéir à l’homme. L’évolution a procédé de même avec l’homo sapiens.
[10] « L’enracinement est peut-être le besoin le plus
important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à
définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et
naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains
trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle,
c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession,
l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a
besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle,
spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement
partie.» Simone Weil. L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers
l’être humain. Gallimard, Paris 1949.
[11] Hugo Mercier, Dan Sperber. The enigma of reason.
Harvard university press. 2017
[12] Why do human reason? Arguments for an argumentative
theory. Hugo Mercier, Dan Sperber. Behavioral and brain sciences (2011) 34,
57-111 doi: 10.1017/S0140525X10000968. Cambridge University Press 2011
[13]
Une personne moyenne peut rarement manipuler simultanément plus de trois ou
quatre objets distincts dans son esprit.
[14] Photo du petit cadavre arrangée pour maximiser son
impact émotionnel
[15] Les clés du
bien-vieillir. Léon Ouaknine Éditions du dauphin, Paris 2017 p163-185
[16] Hitler's willing executioners, Daniel
J. Goldhagen 1996.
[17] « Des
étudiants furent répartis en 2 groupes, un de prisonniers, l'autre de
gardiens. Les prisonniers et les gardes s'adaptèrent rapidement aux rôles
qu'on leur avait assignés, dépassant les limites de ce qui avait été prévu et
conduisant à des situations réellement dangereuses et psychologiquement
dommageables. L'une des conclusions de l'étude fut que le respect des
directives orales de l’autorité avait suspendu le code moral personnel de
chaque participant, qu'un tiers des gardiens fit preuve de comportements
sadiques. Malgré la dégradation des conditions et la perte de contrôle de
l'expérience, une seule personne sur les cinquante participants de l'étude
s'opposa à la poursuite de l'expérience pour des raisons
morales (Wikipédia) ». On peut imaginer sans grand risque de se tromper
que si dans la vraie vie cette personne morale savait que sa prise de position
publique lui attirerait ainsi qu'à sa famille de graves ennuis et peut-être
même la mort, le courage de se dresser contre l'infamie aurait été plus incertain.