Porter le voile temporairement alors qu’on n’est pas
musulmane, afin d’expérimenter ce que c’est être à la place d’une musulmane,
voilà un geste interprété comme de l’ouverture d’esprit par certains, comme une
trahison par d’autres, comme de la bêtise par d’autres. Pour ma part, je dis
toujours, plus en boutade que sérieusement, que je me prêterai à ce jeu quand l’ouverture
ira dans les deux sens : pendant que je porte un voile, une musulmane qui
porte le voile d’habitude devrait de son côté être habillée comme je m’habille
d’habitude.
Dans ce billet, j’aimerais répondre à un argument qui revient
régulièrement chez ceux qui défendent ce genre d’expérience soi-disant destinée
à rapprocher et à favoriser l’ouverture. Cet argument est notamment invoqué face
à ceux qui font ce que je fais, c’est-à-dire ceux qui signalent l’asymétrie de
ce type de rapport : nous – les femmes en particulier, ce sera le sujet d’un
autre billet de la série – devrions modifier notre habillement en signe d’ouverture
aux musulmans, mais on ne peut pas leur demander de faire pareil. On signale la
même chose à ceux qui considèrent normal que l’on s’attende à ce que les non
musulmanes, ainsi que les musulmanes qui ne portent pas le voile
habituellement, en portent un temporairement dans certaines circonstances, par
exemple pour visiter une mosquée, tout en assurant qu’il est inacceptable de
demander à une musulmane qui porte le voile de l’enlever de façon tout aussi
temporaire dans certaines circonstances.
Certains n’y voient pas une asymétrie, mais une différence
légitime. En effet, selon certains, me demander de porter un voile
temporairement versus demander à une musulmane voilée d’enlever son voile
temporairement n’a pas les mêmes implications pour l’une et pour l’autre, aussi
ce ne serait pas vraiment équitable de nous demander à toutes les deux de
modifier notre habillement pour montrer de l’ouverture à l’autre (ou simplement
pour respecter un certain décorum). Pour elle, ce serait plus lourd de
conséquences que pour moi, de sorte qu’il serait justifié de faire la
différence.
Quelles seraient ces implications, pour la musulmane voilée,
pour lesquelles rien d’équivalent n’existerait pour moi ? Plusieurs vont
invoquer qu’elle croit qu’elle risque l’enfer, ou du moins de ne pas entrer au
paradis, si elle enlève son voile même pour une journée. Peu importe, ajoutent
souvent ces gens, que sa croyance à la vie après la mort soit crédible ou non,
elle ne PEUT pas enlever son voile parce qu’elle, elle est convaincue que ça
aurait des conséquences dramatiques.
Un autre argument invoqué, assez lié au premier, est qu’elle
trahirait ainsi sa propre conscience ; obliger quelqu’un à trahir sa
conscience, c’est lui causer du tort. Finalement, toujours dans le même esprit,
d’autres aiment invoquer un concept à la mode de nos jours : l’identité.
Son voile fait partie de son identité, lui demander de le retirer, c’est lui
demander de renoncer à une partie de son identité.
Après ce plaidoyer, viennent les spéculations sur ce que ça
changerait pour moi de porter un voile temporairement : je ne crois pas
que je risque d’aller en enfer ou d’être exclue du paradis, puisque je suis
athée. Je n’ai pas de conviction à l’effet que mes cheveux doivent absolument être
vus. Les seules conséquences que ça aurait pour moi, c’est de constater les
réactions des gens, me faire regarder de travers, constater que des gens m’évitent,
me faire faire des remarques blessantes. Et comme ce serait seulement pour un
court moment, je n’aurais qu’un échantillon de l’enfer sur terre que vivent les
musulmanes voilées parce qu’elles veulent éviter l’autre enfer. Ce serait assez
minime comme conséquences, n’est-ce pas ? Et ça me donnerait une leçon d’humilité...
Cela a un côté rigolo en fait, parce que les gens qui
établissent cette différence accompagnent généralement leur plaidoyer d’un
reproche, celui à l’effet qu’on n’a pas pris la peine d’essayer de comprendre l’importance
que les musulmanes accordent à leur voile, ce qu’il représente pour elles, et
surtout ce que représenterait le fait de l’enlever. Or, ne vous déplaise, je l’ai
compris (c’est d’ailleurs une raison majeure de mon opposition farouche au
voile : s’il était un simple choix vestimentaire, il ne me dérangerait pas,
c’est à cause de ce qu’il représente qu’il est dérangeant).
De plus, ces gens qui me somment de comprendre ce qu’enlever
son voile représente pour une musulmane voilée, de leur côté, ne prennent pas
la peine de chercher à comprendre ce que ça représenterait pour moi d’en porter
un, même temporairement. En fait, ils décrètent que l’implication principale
pour moi serait de vivre pendant une journée les réactions auxquelles les
musulmanes voilées sont confrontées tous les jours de leur vie.
D’abord, bien qu’il soit impensable que je me prête à cette
expérience, SI je le faisais, que des gens me regardent de travers ou m’évitent
ne serait pas la conséquence la plus grave. En fait, je leur donnerais raison
de le faire. Que les gens réagissent mal à la vue d’un signe sexiste est
légitime, de mon point de vue, c’est même rassurant. Aller jusqu’à faire des
remarques à une étrangère dans un lieu public dépasse les limites du savoir-vivre,
pire, l’agresser verbalement ou même physiquement dépasse les limites de la
loi. Par contre, éviter l’interaction ou avoir un regard désapprobateur est
parfaitement légitime.
En fait, même si on m’imposait l’expérience, le paragraphe
précédent révèle que ça ne fonctionnerait pas (j’ai vu passer des commentaires
d’internautes qui suggéraient d’imposer aux «racistes» de faire cette
expérience pour qu’ils voient ce que ça fait, et manifestement, les «racistes»,
pour eux, ce sont les femmes qui s’opposent au voile). La femme musulmane
profondément convaincue qu’elle a raison de le porter vit autre chose que ce
que je vivrais : elle suscite des réactions négatives en faisant quelque
chose dont elle est convaincue que c’est la bonne chose à faire, alors que je
susciterais des réactions négatives en faisant quelque chose que j’ai honte de
faire parce que ça contredit des valeurs qui figurent parmi les plus
importantes pour moi. L’expérience ne peut donc pas être semblable.
Pendant que je suis lancée, revenons à l’argument rapporté
plus tôt : pour une musulmane voilée, enlever son voile temporairement, ce
serait trahir sa conscience, en ajoutant implicitement, ou même explicitement que
pour moi, ce ne serait pas trahir ma conscience parce que je ne crois ni en
Dieu, ni au paradis, ni à l’enfer et que je n’ai pas de principe moral qui m’oblige
à montrer mes cheveux. Ah non, mais par contre, j’ai un principe moral non
négociable qui est l’égalité des sexes ! Je suis aussi anti-théiste. Porter un
signe religieux qui est en plus un signe sexiste, ce serait trahir ma
conscience de deux manières à la fois. Je sentirais aussi que je trahis mes
consoeurs, femmes et féministes (les vraies, pas les intersectionnelles). Et je
suis certaine que je ne suis pas la seule dans ce cas. Qui peut se permettre de
décréter que le sacrifice que ferait une musulmane voilée d’enlever son voile
temporairement lui cause un plus grand tort que ça m’en causerait un à moi d’en
porter un temporairement ? Qui peut savoir que trahir les femmes et les
féministes a moins d’importance pour moi que trahir Dieu pour une musulmane ?
Qui peut savoir que ses problèmes de conscience prennent plus d’ampleur que les
miens ?
Je ne suis pas très partisane du concept d’identité, mais je
serais prête à parier que d’autres personnes considèreraient que porter un
signe d’une religion à laquelle elles n’adhèrent pas reviendrait à nier leur
propre identité. Ironiquement, parmi ceux qui martèlent que le voile de la
musulmane est intouchable parce qu’il fait partie de son identité, il s’en
trouverait certainement pour rétorquer que ce n’est pas la même chose, parce
que là, on parle de méchants identitaires racistes qui excluent les gens. C’est
d’ailleurs un des reproches que je fais à ceux qui invoquent l’identité :
ils semblent généralement se permettre de décréter dans quels cas invoquer son
identité est bien et dans quels cas c’est un simple caprice, ainsi que dans
quels cas c’est tout simplement raciste (ou transphobe, ou hétérosexiste, ou je
ne sais quoi d’autre).
Bref, il y a bel et bien asymétrie dans le fait d’attendre,
pire, d’exiger, des non musulmanes qu’elles portent temporairement le voile en
signe d’ouverture tout en soutenant que l’inverse est impensable.