Porter le voile "pour voir ce que ça fait", partie 2 : qui a une conscience?

Par: Annie-Ève Collin

Porter le voile temporairement alors qu’on n’est pas musulmane, afin d’expérimenter ce que c’est être à la place d’une musulmane, voilà un geste interprété comme de l’ouverture d’esprit par certains, comme une trahison par d’autres, comme de la bêtise par d’autres. Pour ma part, je dis toujours, plus en boutade que sérieusement, que je me prêterai à ce jeu quand l’ouverture ira dans les deux sens : pendant que je porte un voile, une musulmane qui porte le voile d’habitude devrait de son côté être habillée comme je m’habille d’habitude.

 

Dans ce billet, j’aimerais répondre à un argument qui revient régulièrement chez ceux qui défendent ce genre d’expérience soi-disant destinée à rapprocher et à favoriser l’ouverture. Cet argument est notamment invoqué face à ceux qui font ce que je fais, c’est-à-dire ceux qui signalent l’asymétrie de ce type de rapport : nous – les femmes en particulier, ce sera le sujet d’un autre billet de la série – devrions modifier notre habillement en signe d’ouverture aux musulmans, mais on ne peut pas leur demander de faire pareil. On signale la même chose à ceux qui considèrent normal que l’on s’attende à ce que les non musulmanes, ainsi que les musulmanes qui ne portent pas le voile habituellement, en portent un temporairement dans certaines circonstances, par exemple pour visiter une mosquée, tout en assurant qu’il est inacceptable de demander à une musulmane qui porte le voile de l’enlever de façon tout aussi temporaire dans certaines circonstances.

 

Certains n’y voient pas une asymétrie, mais une différence légitime. En effet, selon certains, me demander de porter un voile temporairement versus demander à une musulmane voilée d’enlever son voile temporairement n’a pas les mêmes implications pour l’une et pour l’autre, aussi ce ne serait pas vraiment équitable de nous demander à toutes les deux de modifier notre habillement pour montrer de l’ouverture à l’autre (ou simplement pour respecter un certain décorum). Pour elle, ce serait plus lourd de conséquences que pour moi, de sorte qu’il serait justifié de faire la différence.

 

Quelles seraient ces implications, pour la musulmane voilée, pour lesquelles rien d’équivalent n’existerait pour moi ? Plusieurs vont invoquer qu’elle croit qu’elle risque l’enfer, ou du moins de ne pas entrer au paradis, si elle enlève son voile même pour une journée. Peu importe, ajoutent souvent ces gens, que sa croyance à la vie après la mort soit crédible ou non, elle ne PEUT pas enlever son voile parce qu’elle, elle est convaincue que ça aurait des conséquences dramatiques.

 

Un autre argument invoqué, assez lié au premier, est qu’elle trahirait ainsi sa propre conscience ; obliger quelqu’un à trahir sa conscience, c’est lui causer du tort. Finalement, toujours dans le même esprit, d’autres aiment invoquer un concept à la mode de nos jours : l’identité. Son voile fait partie de son identité, lui demander de le retirer, c’est lui demander de renoncer à une partie de son identité.

 

Après ce plaidoyer, viennent les spéculations sur ce que ça changerait pour moi de porter un voile temporairement : je ne crois pas que je risque d’aller en enfer ou d’être exclue du paradis, puisque je suis athée. Je n’ai pas de conviction à l’effet que mes cheveux doivent absolument être vus. Les seules conséquences que ça aurait pour moi, c’est de constater les réactions des gens, me faire regarder de travers, constater que des gens m’évitent, me faire faire des remarques blessantes. Et comme ce serait seulement pour un court moment, je n’aurais qu’un échantillon de l’enfer sur terre que vivent les musulmanes voilées parce qu’elles veulent éviter l’autre enfer. Ce serait assez minime comme conséquences, n’est-ce pas ? Et ça me donnerait une leçon d’humilité...

 

Cela a un côté rigolo en fait, parce que les gens qui établissent cette différence accompagnent généralement leur plaidoyer d’un reproche, celui à l’effet qu’on n’a pas pris la peine d’essayer de comprendre l’importance que les musulmanes accordent à leur voile, ce qu’il représente pour elles, et surtout ce que représenterait le fait de l’enlever. Or, ne vous déplaise, je l’ai compris (c’est d’ailleurs une raison majeure de mon opposition farouche au voile : s’il était un simple choix vestimentaire, il ne me dérangerait pas, c’est à cause de ce qu’il représente qu’il est dérangeant).

 

De plus, ces gens qui me somment de comprendre ce qu’enlever son voile représente pour une musulmane voilée, de leur côté, ne prennent pas la peine de chercher à comprendre ce que ça représenterait pour moi d’en porter un, même temporairement. En fait, ils décrètent que l’implication principale pour moi serait de vivre pendant une journée les réactions auxquelles les musulmanes voilées sont confrontées tous les jours de leur vie.

 

D’abord, bien qu’il soit impensable que je me prête à cette expérience, SI je le faisais, que des gens me regardent de travers ou m’évitent ne serait pas la conséquence la plus grave. En fait, je leur donnerais raison de le faire. Que les gens réagissent mal à la vue d’un signe sexiste est légitime, de mon point de vue, c’est même rassurant. Aller jusqu’à faire des remarques à une étrangère dans un lieu public dépasse les limites du savoir-vivre, pire, l’agresser verbalement ou même physiquement dépasse les limites de la loi. Par contre, éviter l’interaction ou avoir un regard désapprobateur est parfaitement légitime.

 

En fait, même si on m’imposait l’expérience, le paragraphe précédent révèle que ça ne fonctionnerait pas (j’ai vu passer des commentaires d’internautes qui suggéraient d’imposer aux «racistes» de faire cette expérience pour qu’ils voient ce que ça fait, et manifestement, les «racistes», pour eux, ce sont les femmes qui s’opposent au voile). La femme musulmane profondément convaincue qu’elle a raison de le porter vit autre chose que ce que je vivrais : elle suscite des réactions négatives en faisant quelque chose dont elle est convaincue que c’est la bonne chose à faire, alors que je susciterais des réactions négatives en faisant quelque chose que j’ai honte de faire parce que ça contredit des valeurs qui figurent parmi les plus importantes pour moi. L’expérience ne peut donc pas être semblable.

 

Pendant que je suis lancée, revenons à l’argument rapporté plus tôt : pour une musulmane voilée, enlever son voile temporairement, ce serait trahir sa conscience, en ajoutant implicitement, ou même explicitement que pour moi, ce ne serait pas trahir ma conscience parce que je ne crois ni en Dieu, ni au paradis, ni à l’enfer et que je n’ai pas de principe moral qui m’oblige à montrer mes cheveux. Ah non, mais par contre, j’ai un principe moral non négociable qui est l’égalité des sexes ! Je suis aussi anti-théiste. Porter un signe religieux qui est en plus un signe sexiste, ce serait trahir ma conscience de deux manières à la fois. Je sentirais aussi que je trahis mes consoeurs, femmes et féministes (les vraies, pas les intersectionnelles). Et je suis certaine que je ne suis pas la seule dans ce cas. Qui peut se permettre de décréter que le sacrifice que ferait une musulmane voilée d’enlever son voile temporairement lui cause un plus grand tort que ça m’en causerait un à moi d’en porter un temporairement ? Qui peut savoir que trahir les femmes et les féministes a moins d’importance pour moi que trahir Dieu pour une musulmane ? Qui peut savoir que ses problèmes de conscience prennent plus d’ampleur que les miens ?

 

Je ne suis pas très partisane du concept d’identité, mais je serais prête à parier que d’autres personnes considèreraient que porter un signe d’une religion à laquelle elles n’adhèrent pas reviendrait à nier leur propre identité. Ironiquement, parmi ceux qui martèlent que le voile de la musulmane est intouchable parce qu’il fait partie de son identité, il s’en trouverait certainement pour rétorquer que ce n’est pas la même chose, parce que là, on parle de méchants identitaires racistes qui excluent les gens. C’est d’ailleurs un des reproches que je fais à ceux qui invoquent l’identité : ils semblent généralement se permettre de décréter dans quels cas invoquer son identité est bien et dans quels cas c’est un simple caprice, ainsi que dans quels cas c’est tout simplement raciste (ou transphobe, ou hétérosexiste, ou je ne sais quoi d’autre).

 

Bref, il y a bel et bien asymétrie dans le fait d’attendre, pire, d’exiger, des non musulmanes qu’elles portent temporairement le voile en signe d’ouverture tout en soutenant que l’inverse est impensable.



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